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31/08/2007

Ciel de lune (extraits)


VIENT DE PARAÎTRE


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Chapitre 1


Le soleil chauffait à peine et le ciel bleu timidement allumait une tendre lumière rose sur la ville rouge. Sur l’avenue, parmi les nuages de gazole mal raffiné crachés par des véhicules au trois quart épaves, circulaient des calèches tirées par des chevaux qui n’en avaient plus que le nom. Certaines de ces cagnasses asthmatiques portaient des plaies béantes sur le côté, à l’endroit où le charretier aiguillonne la bête. D’énormes mouches féroces se repaissaient de la lymphe qui coulait de cette blessure jamais refermée. Depuis la gare jusqu’à la médina de Marrakech, la route à pied m’a paru longue.
Devant Bab Doukala, des hommes alignés le long du trottoir attendaient qu’un éventuel travail de terrassiers à la journée leur soit proposé. Presque desséchés, ils prenaient la pose sur des carreaux noirs et blancs disposés en damier. La maigreur de ces hommes, leur dos voûté, leur regard perçant, leur façon de tousser m’étaient étrangement familiers. J’ai cru reconnaître, recopiée à des dizaines d’exemplaires, la silhouette du Père. Une inquiétude indéfinie m’a oppressé, et j’ai ressenti une vraie panique. Le renard qui vient semer le doute dans les grandes décisions est toujours impressionnant.
La porte d’entrée de la médina franchie, le réseau des venelles se resserre et devient plus oppressant. Ici, la lumière ne pénètre qu’au zénith trois mois par an. Il faut s’écarter sous le porche d’une maison pour laisser passer le marchand d’ail qui passe avec son âne en criant Touma ! Touma !
La bâtisse, atteinte de gale, était la dernière au fond de l’impasse. Quand j’ai frappé du heurtoir, le bruit a résonné dans le derb paisible. Tout semblait indiquer que la maisonnée dormait encore. J’ignorais ce qui m’attendait chez Dalila. Un monsieur d’allure noble est venu m’ouvrir. Je ne m’attendais pas à être reçu par son père. Après la porte et le long couloir d’entrée, sorte de sas entre la rue et l’intimité familiale, j’ai découvert la maison. Il m’a accompagné au salon, à l’étage. Une tortue, symbole de paix et de bonheur dans une maison digne de ce nom, traînait sa lourde carapace sur le carrelage du patio.
Ces murs de guingois, au crépi peu reluisant, cachaient une vaste demeure séculaire où les volumes, les formes, les couleurs composaient un ensemble harmonieux. Dans le passé, cette maison, un bâtiment de deux étages, n’avait pas été un palais, tout au plus une maison de maître, mais sa taille imposante en faisait une demeure agréable. Les ferronneries des fenêtres, de simples bouts de ferraille tordus et assemblés entre eux, donnaient la seule touche de légèreté.
La construction à l’ancienne avec de hauts plafonds, le matériau employé, du pisé tout de blanc chaulé, maintenait un peu de fraîcheur même par une journée torride. J’aurais bien aimé circuler dans la maison. Ce n’est que lorsque l’intimité de la demeure m’a été acquise que, dans les moindres recoins, j’ai découvert les surprises qui s’y cachaient. Depuis le dernier étage, on pouvait apercevoir au loin l’Atlas et survoler du regard les autres terrasses de la médina.
Tout partait de traviole. Les encadrements des portes étaient distordus, les murs ventrus. Aucune colonne du patio n’avait la même taille, ni la même forme. Le carrelage à angle droit révélait et accentuait le manque de rectitude dans le tracé des murs. Pourtant tout était beau. Loin de l’exactitude. On s’adonnait à la rêverie, on folâtrait en pleine poésie. Le maalem qui s’était penché sur le problème avait trouvé une solution bien originale. Le brave homme avait dû s’aider, pour accomplir sa tâche, de quelques pipes de kif qui lui auront plus permis d’accepter la solution germée dans son cerveau que de résoudre le problème de façon pragmatique.
Restons humbles et acceptons nos faiblesses. Aucune marche n’était de la même hauteur. Certains dessins des carreaux du sol étaient posés à l’envers. Les ferronneries qui entouraient le balcon du patio étaient scellées indépendamment dans un sens ou dans l’autre. La peinture avait coulé, le plâtre débordé. Des tuyaux empruntaient des parcours farfelus. Des fils pendaient. (...)

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(...)
Même si je n’avais pas vécu auparavant parmi eux, ils étaient ma famille, je le croyais. Je sentais qu’on s’était perdu de vue quelques jours seulement ou une génération entière, mais comment faire la différence ? Quand on voyage, on sait quand on part. Jamais comment, ni quand, ni si on reviendra un jour. Comme les migrateurs, on passe d’un continent à l’autre, au fil des saisons de la vie, et on revient parfois mourir à la case départ en suivant la trajectoire des saltimbanques comme un trapéziste, un musicien volage, un chemineau tricard, un voleur de poules. En partance pour l’espoir, à fond de cale ou au bord d’un quai, ces clandestins aux dos mouillés du Rio Grande, ces rouliers qui filent en direction de l’ouest, traversent rivières et deltas, marais et montagnes pour découvrir un autre possible. Le nez rivé sur le fil de l’horizon. Dans cette maison, j’avais eu l’impression d’y revenir après un siècle d’errance, pour m’enraciner à nouveau dans ces terres quittées par obligation.
Aux nôtres, ce pays n’a laissé que la peau sur les os et a offert la fuite comme seul salut. Et depuis, avec ceux de ma tribu insoumise à tous les pouvoirs depuis tant de siècles, nous errons. Parce que les nouveaux arrivants nous ont chassés de nos terres. Hommes de terres arides, irriguées par les sources venant des hauteurs enneigées. Il n’y a pas pire climat que sur ces terres-là : sec et venteux, brûlant et froid. Quand la pluie tombe, c’est seulement un peu, parfois. Par endroits émergent des failles vertes, dans le repli des collines, de petites parcelles en espaliers, arrachées et défendues dans ce paysage lunaire, irriguées par un filet d’eau chichement partagé.
L’administration coloniale ne s’est pas sali les mains pour mettre les nôtres au pas. Elle s’est contentée de sous-traiter le travail au pacha de Marrakech, le Glaoui, dont tous vantait l’efficacité de la méthode. Le monde civilisé a fermé les yeux, seul importait le résultat. Il a levé sa harka à Tazert en mille-neuf cent vingt et un et il est monté dans le haut Atlas faire régner l’ordre des temps modernes. Il s’est approprié les terres, a laissé mourir les vieux, envoyé les femmes dans ses bordels, réduit en esclavage les plus jeunes. Les têtes des nôtres ont pourri sur une pique place Jemaa el Fna. La nostalgie est inutile. Elle ne donne rien de bon. De la rancune, sur le temps passé… Un jour, il faudra bien pourtant aller chercher par-là pour comprendre ce qui s’est passé. Ecrire l’histoire des nôtres. Laisser une trace sur le papier et leur redonner la noblesse de la fierté qui leur a été volée. Ecrire, encore écrire, contre le mensonge.
À quoi sert-il d’avoir un passé quand il faut à nouveau partir ? Accepter de n’être qu’un rhizome qui dérive au gré des fleuves et des courants pour prendre racine dans chaque coin de terre, dans chaque espace le permettant. Tel est devenu notre destin. Ici aujourd’hui, demain là-bas. Avancer tant que la vie le permet. Des nuages dans les yeux, des mirages dans le ciel et des miracles à portée de la main.

ciel de lune (extraits2)

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Chapitre 15


— Si jamais tu publies ça, je te mets en procès, a été la première phrase que Dalila a prononcée lorsque j’ai décroché le téléphone qui sonnait.
— De quoi parles-tu ? lui ai-je demandé.
— Des saletés que tu as écrites sur moi ?
— Où ça ?
— Dans ton roman que tu as laissé sur mon ordinateur !
— Mince ! J’ai laissé une copie sur ton ordinateur !
— Oui, et je l’ai lue, espèce de salaud.
— Je suis désolé. C’est un acte manqué. Mais ce ne sont pas des saloperies, c’est simplement la vérité nue que je raconte. Ça te dérange ?
— Est-ce que moi je raconte ta vie à tout le monde ?
— Rien ne t’en empêche. Et je ne m’y opposerai pas. C’est simple, il suffit d’écrire. Malheureusement, c’est plus facile à dire qu’à faire…
— En plus, tu as laissé mon nom sur ce manuscrit. On me reconnaît.
— Tu te reconnais. C’est une nuance de taille. Pas de problème, je vais le changer. Que dirais-tu de Dalila, comme prénom. C’est joli, non ?
— Tu n’es qu’une ordure.
— Pas tant d’honneur, je t’en prie. C’est beaucoup trop.
— Je te préviens, je te mets un procès si tu publies ça.
— Ce n’est pas à moi qu’il faut dire que tu veux empêcher cette publication, mais à l’éditeur. À ta place, je lui téléphonerais pour le prévenir que tu vas lui foutre un procès. Qui connaît mon existence dans ta nouvelle vie ? Personne ! Alors, pourquoi veux-tu te mettre en évidence ? Si tu portes plainte pour diffamation, cela ne restera pas secret. Où sera la différence entre réalité et fiction ? Tu savais bien que je me sers de tout ce qui m’entoure pour écrire. Alors, pourquoi n’en aurais-je plus le droit, tout d’un coup ? Ce risque, tu le connaissais ? Si tu dis que je mens, donc cette réalité est fausse. Si elle est fausse, comment peut-on se reconnaître ? Pour rétablir la vérité ? Mais tout est inventé depuis le début ! Cruel dilemme, non ? Ceux qui nous ont connus tous les deux, combien sont-ils encore ? Les doigts d’une main ! Quel intérêt à venir au-devant de la scène, alors ?
J’ai senti un léger flottement sur la ligne. Sa colère semblait s’estomper. J’ai continué.
— Tout le monde peut porter plainte contre moi. La Mère, le Grand, le Petit, ou le facteur qui se reconnaît. Pourquoi pas ? Si je dis que quelqu’un a des varices, je me retrouve à Fleury-Mérogis. Tu peux te permettre tous les coups bas, puisque tu interdis au témoin de témoigner. Le déni parfait.
— Tu as vu comment tu me traites ? Comme une mégère, une marâtre, une dinde acariâtre. Tu bafoues mon honneur, et celui de ma famille.
— L’honneur quel grand mot. Il s’agit de réalité n’est-ce pas ? La perception de la chose est-t-elle plus importante que la chose elle-même ? Ne t’inquiète pas je n’ai pas continué à écrire n’importe quoi. Je suis suffisamment lâche pour ne pas me fâcher complètement avec toi. On a des intérêts en commun, non ? Et je n’ai pas du tout envie d’un procès malgré mes fanfaronnades. Mais je ne vois pas pourquoi tu m’interdirais d’écrire. J’ai le droit de témoigner, non ? Je vais minimiser, rester impartial. Suivant le principe de la ciguë. Si tu ne dis rien, c’est toi qui deviens la victime de mes exactions et de mon délire verbal…
N’importe quel pékin qui sait à peu près lire te dira que c’est moi le crétin dans cette histoire. Le hareng mal dessalé. Il fallait vraiment l’être pour se fourrer dans une telle galère. Adopter toute une famille alors que j’avais eu la chance d’avoir échappé à ce genre de contraintes jusqu’à présent. Toi, tu es une vraie héroïne que j’ai traînée dans la boue. Une victime des temps modernes qui se sacrifie pour aider sa famille issue du tiers monde. C’est beau comme un vrai mélo. J’ai été assez fou pour te proposer le mariage la première fois que je t’ai rencontrée. Par pur intérêt fornicateur. L’avantage dans notre relation c’est qu’elles est suffisamment stéréotypée pour avoir l’intérêt graveleux de l’anonymat.
— Tu as écrit sur moi toutes ces saloperies, alors qu’on était encore ensemble. Tu n’as pas honte ?
— Le papier comme une bande magnétique a enregistré les craquements de mon cerveau. Va savoir, si je n’avais pas écrit, peut-être qu’aujourd’hui je serais mort, un assassin, ou un dépressif chronique.
— C’est ça, comme tu es masochiste, le rôle de martyr te colle bien ! Tu l’affectionnes.
— Oui ! Comme tout explorateur de l’espèce humaine. Des gens vont au bout du monde pour en côtoyer d’autres, pendant quelques jours, et ils ne prennent pas le temps de les rencontrer. Pour connaître quelqu’un, il vaut mieux s’arrêter. C’est certainement du masochisme d’approcher des êtres qui repartiront avec tout ce qu’ils ont apporté.
— Tu te venges comme tu peux... Pour qui tu te prends? Monsieur croit que ses petites histoires vont intéresser les gens...
— Ça n’est pas mon problème, mais celui de ceux que cette histoire intéresse. Je ne suis pas assez prétentieux ni mégalomane pour croire qu’elle est unique. On est des milliers, des millions à nous être fourvoyés dans le mariage mixte. La seule excuse que l’on ait, c’est que le ministre de l’Intérieur ne nous a pas laissé le choix. C’est déjà plus drôle non ? Une fois la pulpe du mariage exotique consommée, il faut se farcir le noyau. Et là, on risque de s’y casser les dents. Si j’avais eu plus d’argent, je crois que tu m’aurais supporté plus facilement. Malheureusement je n’en ai pas.

Ciel de lune

PREFACE de l'éditeur



Avec plus d’une dizaine de recueils de poésie et quatre romans publiés, Saïd Mohamed participe de ce profond mouvement de la littérature française qui renouvelle les thèmes et élargie l’horizon du roman national. Il appartient à cette génération d’écrivains née au mitan des années quatre-vingt. Auteurs inclassables, casse-tête des libraires en quête du bon rayonnage et des critiques, perplexes face à cette nouvelle littérature, classée parfois en littérature étrangère ou cataloguée « beur ». Faute de mieux ; sans doute.

Ciel de lune clos le récit autobiographique d’un gosse placé à l’intersection du quart-monde, par la branche maternelle et normande, et de l’immigration, par le père, Berbère marocain. Ce gosse pour parvenir à son émancipation a dû se coltiner le lourd et paradoxal héritage familial pour trouver « une » issue à défaut de trouver « l’issue ». Devenu poète et écrivain, rebelle pour toujours, écorché vif à jamais, Saïd Mohamed, animé par un instinct de survie à l’énergie bouillonnante, porte, sans concession, un double regard : sur lui-même et sur une société qui se révèle: une « grande mécanique qui broie les hommes et les rend si misérables ». C’est bien alors « en connaissance de cause » pour reprendre Camus, cité dans le dernier livre de Jean Daniel, que Saïd Mohamed parle de « la misère ».

Exit ici l’humanisme de bénitier qui voudrait faire l’économie du social et du politique. Chez lui pas de revendication. Le réalisme suffit, ni psychologie, ni pleurnicherie. Les choses sont ce qu’elles sont et il faut faire avec. Pour autant, l’âme du poète n’est ni sèche ni résignée. Elle sait toujours fuir avant le « moment où l’on crève de réprimer son rêve ».

C’est d’ailleurs la rencontre de deux rêves qui se joue sous ce Ciel de lune. Quête de liberté et de réussite pour Dalila, la fougueuse et séduisante marocaine. Quête de soi, d’illusion identitaire teintée d’un brin d’exotisme pour le « sang mêlé ». Le poète désargenté ne sera pas la Madame de Rénal de ce Julien Sorel en caftan.

Mais n’en déplaisent à la police des frontières et à l’administration suspicieuse : le couple n’est pas une fiction. Le mariage ne sera certes pas une sinécure. « La seule excuse que l’on ait, c’est que le ministre de l’Intérieur ne nous a pas laissé le choix. C’est déjà plus drôle non ? » dit le narrateur pas certain que l’administration sache « ce qui est bon pour le citoyen ». « Les lois, qui venaient d’être votées, ne libéralisaient pas la libre alliance des ressortissants de nationalités différentes. Si elle voulait rester, il fallait se marier, et il n’y avait pas à discuter. »
Le plus grave n’est sans doute pas que ces tripatouillages de la loi ne servent en rien les intérêts qu’ils prétendent défendre - comme le démontrent les sociologues -, non, le plus grave est qu’ils instaurent un droit d’immixtion sur les corps et les désirs. Certes Dalila veut à tout prix quitter le Maroc. Que cette femme au caractère indomptable décide de fuir les mœurs machistes de ses concitoyens, on la comprend. Assistante sociale, elle est bien placée pour dire l’injustice et la misère, l’hypocrisie ou l’exploitation des enfants…
Comme les précédents romans de Saïd Mohamed, Ciel de Lune est aussi un roman qui prend sa source au Maroc et où seul, « Beau Papa », le père de Dalila, le « saint homme », vieil humaniste musulman, anticonformiste au grand cœur, réchauffe l’âme des humbles, des siens… et du lecteur.
Pourtant jusqu’à la dernière page l’indécision reste entière, sur cette relation: alchimie complexe de la rencontre, malentendu, mystère de l’amour, tout y est. Ciel de lune est un roman d’amour et d’illusion transfrontière. Roman de l’exil et de l’amputation de soi-même, quête toujours inachevée d’un soi fragmenté par l’Histoire et les migrations. Roman enfin où la parole étouffée de Dalila, cet Autre sur lequel pèse le soupçon, clôt un récit narré à la première personne. Et clôt le bec des marchands de certitudes et autres discours aux relents d’inquisition.

MUSTAPHA HARZOUNE


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