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01/09/2007

Les Crobards de Malnuit

par Méze Malnuit


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Photo Bénédicte Mercier

Au commencement y’avait le Chaix, tour à tour et en des temps reculés plate-forme de contrebandiers, bordel, relais de poste, rebordel… C’est là que Mandrin le globe-trotter aurait fait sa dernière halte et Jeanjack Rousseau y aurait chopé la chaude pisse fameuse qui le rendit bègue. Enfin soupe populaire, ce qu’il est resté jusqu’à sa mort glorieuse, le Chaix, notre fréquentation assidue ayant notablement assis sa renommée jusqu’à valoir à son blason une étoile, puis deux, puis trente-six chandelles et la faillite. Crucifié qu’il fut le Chaix pour avoir vulgarisé le tour de passe-passe de la Multiplication des pains – brevet déposé.
Heureux les affamés qui ont bouffé au Chaix car il n’y boufferont plus !
Dégueulasse mais pas cher. À midi c’était la flopée, et les coudes dans les côtes, et les haleines et les odeurs et la fumée et la couenne grillée, et les émanations plus ou moins audibles d’origine pas douteuse ; pot-pourri, art total, cour des miracles, messe rabelaisienne, symphonie fantastique pour mandibules en chaleur et grelots coincés et fourchettes à trois dents et à quatre dents, bouillon de culture et bouillon gras, synopsis crado-ubuesque, syzygie des sans-qualités, des sans-familles et des sans pécule, syndicat des sans intérêts, symbiose du bozart sans le sous et du sous smicard sous le signe de l’omelette baveuse et dans la reconnaissance du ventre, foire aux tics, kermesse du bœuf, mode, en morceaux, aux carottes, aux lentilles, au jus, à l’eskimo, à la mau-mau, à la mauritanienne et à la dauphinoise, mais surtout à la Chaixière qu’on appelait ça (recette : vous prenez les abats inutilisables de l’animal, vous les découpez en cubes anodins et vous faites bouillir deux jours durant dans une sauce vitrioleuse à la salive de syphilitique allongée de colle à bois ayant pour rôle d’intervenir au moment où l’esprit de corps menace de manquer au tout). Pendant que j’y suis, quelques autres spécialités de la maison : le chou farci, l’omelette aux fines herbes, l’omelette au jambon, l’omelette aux champignons, les tomates farcies, le gratin dauphinois, la salade niçoise etc. j’y renonce car sorti du chou farci, du bœuf aux carottes, de la verte, de l’omelette fines herbes et du fromage blanc, il fallait passer commande la veille et le Chaix ignorait la formule, non mais sans blague, qu’est-ce que vous croyez !
La Chaixière, une maîtresse femme s’il en fut, même si depuis l’exode elle avait oublié ce que c’est qu’être femme. Mais soyons juste : quand y’avait plus de bouillon et qu’elle montait sur la table pour rectifier le tableau noir, le génie du sexe, et bien malgré elle, révélait une grâce oubliée derrière les rotules, pas de la meilleure, ô non, mais une grâce, un reflet, un rien, là, à la saignée, à côté de la grosse veine bleue et méandreuse comme un affluent du Doubs. J’en connais qui jouaient aux fléchettes dans ce qui avait été sa paire de fesses, qui n’était plus bien sûr que larges crêpes retombées. Elle tournait pas souvent le dos à l’adversaire la vieille carne ; les dix secondes que durait la pirouette c’était feu à volonté ; les vieux vicelards se retrouvaient à la primaire…
— Tu le fais exprès de mettre ta fourchette sous mes pieds ? Attends un peu que je t’savonne.
Le pauvre bougre se ratatinait comme une figue sèche :
— C’est pas vrai, c’est pas moi
— Quoi tu rouspètes ? Allez et t’avises pas de rev’nir demain !
Mais dès qu’elle avait atterri sur le plancher des vaches la sanction passait au panier, à moins que l’autre ait une tête qui lui revenait pas – ce qui arrivait l’un dans l’autre une fois par jour.
Des copains se sont ainsi faits jeter et n’ont jamais osé y remettre les pieds, au Chaix, preuve que c’était des délicats et qu’ils s’étaient trompés d’adresse (exemple : un ancien qui se sentait béni parce qu’il seyait à côté du chef-cochon – c’était le cartel d’esbroufe chargé de contrarier notre mastication par sa présence intimidatoire
– La vieille : « On t’a versé un pot de peinture sur la tête ? Ça fait plus yéyé p’t’être ?
— Dommage que j’soye pas ta mère, tu l’aurais ta fessée. Non mais qu’est-ce que c’est qu’ces allures, tu crois que j’te reconnais pas pac’que t’as changé la couleur du poil ? C’est pas l’Moulin Rouge ici, allez, finis ta portion et que j’te r’voie pas avant d’êt’ passé au dégraissage ! » Le gars ne revint jamais au Chaix.
Quant aux calottes, si la vieille en menaçait un ou deux, je ne lui ai jamais vu en mettre une. Sauf à moi. C’était mon lot, mon privilège, personnel et exclusif. La première m’échut un soir au neuvième coup de 9 h. Sèche, précise, du plat de la main sur l’occiput. Le lendemain ou le surlendemain, quand elle remit ça, c’était déjà routine. Pour sûr, j’ai senti plus d’une fois que ces taloches portaient un message : c’était sa façon à la vieille de dire qu’elle nous aimait bien. Découvrir qu’elle pouvait calotter le client fut pour elle une révélation – à moins que ce ne fut mon crâne, puisque je dérouillais pour les autres ; comme qui dirait un vrai coup de foudre qu’elle eut pour lui, mon crâne, au point qu’elle n’en voulait pas d’autre, rapport au moule sans doute ! Car s’il s’agissait d’essuyer ses paluches il y avait des têtes frisées autrement adéquates ! Quand les fontaines de l’actualité étaient par trop arides pour qu’on se marre à leurs dépens, va pour la fourchette qu’on laissait tomber : simultanée la calotte, et j’avalais mon pain de travers – mais il est écrit que l’homme ne vivra pas que de pain, il lui faut l’occasion de rire, et peu importe le voltage, va pour la java des tripes et le tango des cordes vocales ! Le rire vaut de loin tous les bicarbonates et la cuisine à l’eau de source et la diète et la sauce tartare ; il épate les boyaux et resserre les selles ; riez un bon coup entre chaque bouchée et je vous fais bouffer n’importe quoi, de la soupe aux pneus et du gratin de chapeaux, et du confit de papier Canson et de la salade de parapluies et de la compote de ça-du-nez, n’importe quoi je vous dis… C’est bien pourquoi le Père a trahi son Fils et lui a préféré Rabelais : grâce à icelui il est descendu de son nuage, et les dignes et fades chrétiens peuvent toujours l’y chercher – Il est au Chaix, incognito. Au commencement était le Chaix, les Voies de Dieu sont impénétrables.
Le fils pourtant devait s’en douter. Il prenait ses repas dans son coin, à une table réservée à lui et à sa concubine, la première table au fond de la salle près des fourneaux. Depuis le début j’avais senti quelque chose, le type voulait faire anonyme mais n’y avait pas réussi tout à fait : un air flottait sur lui, facilement repérable bien que diffus, un air qui passait pour noble au regard moins perspicace mais je sais que c’était un air-de-sainteté. Le type avait vieilli, certes : on ne redescend pas parmi les hommes le cœur léger, le visage accusait quelques rides, le cheveu était gris ; mais malgré ça la tête était fière, c’était plus fort que lui sans doute, le menton était relevé, pointu comme la proue d’un brise-glace. Mais c’était les yeux surtout, des yeux d’aigle, habitués au ciel, habités de ciel, des yeux pleins d’espace, un regard de cristal surmonté d’un front gothique, un microcosme de la voûte céleste. Il entrait sans faire de bruit, il se glissait plutôt à l’intérieur. Quand il refermait la porte derrière lui son cœur se fendait en deux. Il posait son écharpe au clou, ouvrait son long manteau, et gagnait sa table à grands pas silencieux. Il saluait discrètement la patronne – il n’y manquait jamais – puis s’asseyait. Il attendait Marie-Mariole. La longue attente immobile, pleine de terreur et de prières. Peut-être dévisageait-il chacun des bougres ici présents, avec son œil du dedans ? Peut-être dévisageait-il chacun personnellement, lui fouillant le cœur et les reins ? Peut-être savait-il avant moi que je vendrais la mèche ?
Il cherchait son Père. Il savait qu’il était là, ou qu’il n’allait pas tarder. C’était peut-être lui, l’homme au béret basque, celui qui s’endormait systématiquement après deux cuillerées de soupe (tous les soirs le même bouillon de pâtes – des petites pâtes en forme d’étoiles ou d’amandes ou les lettres de l’alphabet)… La concubine faisait son entrée, pimpante, fringante, sautillant sur ses talons à ressorts ; elle rejoignait son homme en ligne droite, esquivant d’une hanche experte les angles meurtriers des tables. Ses lèvres peintes affichaient le bonheur. Sa trajectoire en balle de ping-pong faisait effraction dans la clientèle ruminante, les mâchoires s’immobilisaient et ne reprenaient l’exercice qu’une fois la femme assise. C’est alors qu’il souriait – et ce sourire chassait la fumée des cigarettes et des fourneaux, bleuissait l’atmosphère par absorption. Le vieux dormait sous son béret basque, la tête dangereusement inclinée, et la patronne lui criait dans l’oreille :
— Alors, pas encore finie cette soupe ?
C’était comme un clou enfoncé d’un coup sec dans la tempe.
— Ooooooh j’dors mêm’pas !!
Deux minutes s’écoulaient et les ronflements recommençaient sous le béret basque.
— Alors, pas encore finie…
— Ooooh j’dors mêm’pas !!
Deux minutes. Ronflements…
— Alors… !
— Oooooh j’dors mêm’pas !!
… Ronflements…
— Alors !!!
— Oooooh j’dors mêm’pas !!…
Il l’avait 1000 fois vouée au diable, elle l’avait 1000 fois réveillé :
— Alors !
— Oooooh !
— Alors !
— Oooooh !
— Alors ! Alors ! Alors !
— Oooooooooooooh !!!
Moi, Dieu, serai intraitable moi, moi, suis pas venu dans c’bouic pour me laisser distraire par une vieille harpie moi, je dors, est-ce que je suis Dieu oui ou non ? oui da j’le suis, et en tant que tel je dors et c’est pas cette charogne qui m’empêch m’emp m’em rrrrrrr
— Alors !!
— Ooooooooooooooooooooooooo… !
Pendant ce temps l’Autre tenait sagement l’écheveau et Marie-Mariole lui tricotait des écharpes – les yeux dans les yeux et les orteils dans les deltas.
Pendant que la vieille souillarde essayait d’extorquer à Dieu son pardon sous prétexte de lui faire manger sa soupe comme un petit garçon bien sage, Jésus goûtait au péché par dessous la table, le front toujours pur et l’œil céleste.
— Un chou farci un !
Pendant ce temps la terre tournait tant bien que mal sur son axe tordu et la race humaine continuait piano piano son évolution en ingurgitant du chou farci.
— Une finezerbe une !
Pendant ce temps y’avait plus de finezerbe et fallait voir à manger ce qu’y avait.
— Une omelette nature alors
— Une nature une !
— Moi aussi
— Et une qui font deux !
— Moi aussi m’dame
— Non mais vous vous foutez d’moi ?… Combien de nature ?
— Une pour moi
— Une pour moi
— Une pour moi
— Bon alors ça fait trois. T’es sûr que t’en veux pas une toi ? Trois nature trois !!
Pendant ce temps, la nuit allongeait ses grandes pattes noires sur le mur d’en face et sur la rue Millet et sur la ville tout entière et le sommeil poussait du coude les travailleurs éreintés et les rêveurs désespérés une fois de plus par la monotonie de cette saleté de vie.
Pendant ce temps, Nanou rangeait sa poussette rouillée dans l’encoignure de la porte et rentrait en bougonnant :
— Pas chaud jourd’hui, salut, pas chaud brrr...
Frottant ses mains l’une contre l’autre, elle gagnait sa place habituelle auprès du poêle à charbon auquel elle tournait le dos.
— Pas encore allumé c’bon dieu d’machin, pff !
(On l’appelait Nanou parce qu’elle lui ressemblait l’âge en plus ; une cinquantaine tassée, mais fonce-dedans, bien qu’un peu rabotée, et bougonneuse, et pas bégueule, tout ça sur un fond de pâte feuilletée).
— Qu’est-ce tu prends ?
— Potage
— T’as raison ça réchauffe
La patronne était de bon poil ; alors nouzôtres, on restait jusqu’à la fermeture, parce qu’on avait rien de mieux à faire ; la pendule égrenait les secondes qui coulaient sur le mur jauni et le jaunissaient plus encore, et par moment une planche craquait dans le plancher du balcon – le balcon où Calamity Jane avait fait ses gammes – c’était avant qu’elle connaisse Lucky – Elle forgea son nom en mordant la rambarde dès qu’elle fut en âge, tombant ses dents de lait l’une après l’autre au fur et à mesure qu’elles perçaient. C’est là aussi qu’elle contracta un dégoût farouche pour la gent masculine, à cause de Billy the Kid, de 4 ans plus vieux qu’elle.
À l’époque les chambrettes existaient – on s’en servait d’étendage à linge – mais c’est un peu plus tard qu’on leur adjoignit de petites portes individuelles… Ces petites portes me fascinaient. Tous les jours remontaient à la surface de mon esprit de petites questions pertinentes ; et si je ne l’avais pas eu si agile, l’esprit, et le nez aussi large, je n’aurais rien connu de leur histoire…
C’est le soir, pendant la demi-heure qui précédait la fermeture que ça suintait ; il suffisait alors de se vider les méninges par une torsion progressive, ce jusqu’à liquidation de toutes préoccupations étrangères ; alors, la tête vide et le ventre plein, on pouvait interroger les choses : le haut plafond, les murs pisseux, le bois des tables, des bancs et du balcon, et le passe-plats – qui en avait vu passer d’autres – et la caverne du cuistot – c’était le patron soi-même. C’était déveine ou atrophie cérébrale si la question ne trouvait pas la réponse.
Un soir que j’étais seul à table, j’éprouvai quelque chose de bizarre, un sentiment comme qui dirait insulaire et ondulatoire ; j’en compris le sens douze minutes après, en allumant ma clope : le Chaix avait quelque chose à voir avec l’énigme de l’Atlantide, à moins que ce ne fut avec l’arche de Noé.


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les illlustrations sont de Yves Budin qui vient de publier aux carnets du dessert de lune Visions of Miles

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