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16/05/2007

Rldasedlrad les dlcmhypbgf

Par Valéry Larbaud

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Photo Bénédicte Mercier: Cochin

Il y a quelques jours, étant de passage à Nantes, au retour d'une excursion à Belle-Île, j'ai lu, dans un journal de Paris, que j'allais publier un livre formé de plusieurs nouvelles dont une, la dernière, était intitulée « Rldasedlrad les dlcmhypbgf ».

En province française, je lis volontiers les journaux de Paris. Il me semble toujours que je vais y trouver des nouvelles de mes amis, de mon quartier, de ma maison. Un fait divers qui s'est passé dans mon arrondissement m'intéresse comme si je connaissais les gens qui y ont joué un rôle ; et s'il y avait à Paris, comme à Londres, des journaux de quartiers, j'achèterais, en même temps que "le Journal", "le Temps" et "l'Intransigeant",le quotidien du Cinquième arrondissement qui s'appellerait, par exemple, "la Lanterne du Panthéon" ou peut-être "l'Âme latine".

Voilà pourquoi, pendant tout mon séjour à Nantes, je n'ai pas manqué d'acheter les journaux de Paris. J'avoue qu'ils ne m'ont donné aucune nouvelle de mon quartier. Ils n'ont même pas su me dire où en étaient les travaux de repavement des Boulevards et de la rue Soufflot. Mais, en compensation, ils m'ont appris qu'on allait publier un certain nombre d'ouvrages de mes amis, et un d'entre eux m'a même donné des nouvelles de moi-même, nouvelles qui m'ont un peu surpris, puisque, si je me souviens bien d'avoir écrit trois des ouvrages qu'il annonçait sous mon nom, je suis très assuré de n'avoir jamais écrit « Rldasedlrad, etc.»

Et pourtant ce journal l'affirmait sans hésitation aucune. Un certain nombre de personnes que je croisais dans les rues de Nantes l'avaient lu comme moi, et ceux qui s'en souvenaient encore devaient en être persuadés. Si un ami, de passage à Nantes, m'avait aperçu dans la foule, rue Crébillon, et m'avait appelé par mon nom, il aurait pu se trouver un passant qui aurait songé : Tiens, voilà justement l'auteur de cette chose qui a un titre imprononçable. Ainsi je me trouvais, dans une certaine mesure, responsable de « Rldasedlrad les dlcmhypbgf ».

Je sais bien que c'était un mensonge et que c'était la machine à imprimer qui l'avait fait. Mais je suis trop le lecteur d'Erewhon pour ne pas croire à l'intelligence des machines et pour ne pas voir une intention dans leurs erreurs. Quand je dictais, justement, ma traduction d'Erewhon à une jeune dactylographe distraite et dépourvue d'orthographe («Attention, Mademoiselle, vous allez encore écrire «chute» avec deux t», c'était fait), j'ai pu constater que la machine à écrire donnait quelques signes non douteux d'intelligence. Dans les chapitres où il n'est question que des aventures et des amours du héros, tout allait à peu près bien en ce qui concernait la ponctuation ; mais dès que nous passions à un de ces chapitres qui sont surtout des essais philosophiques, il devenait clair que la copiste se désintéressait complètement de son travail et renonçait à comprendre ce qu'elle écrivait. Pourtant, de loin en loin, l'oeil de son esprit essayait de saisir le sens de ce qu'elle venait de transmettre au papier, mais il ne voyait rien et se détournait vite vers une autre région de sa vie intérieure. Eh bien, la machine à écrire, malicieusement, enregistrait ce mouvement d'attention déçue. Ne possédant pas, dans ses ressources sémantiques, un signe spécial, le point d'incompréhension, elle prenait ce qui s'en rapprochait le plus, et mettait un point d'interrogation au bout de chacune des phrases que la copiste avait cherché à comprendre et n'avait pas comprises, transformant ainsi les plus rondes affirmations de Samuel Butler en de timides questions au lecteur.

Evidemment, en m'attribuant un ouvrage intitulé « Rldasedlrad les dlcmhypbgf », la linotype de ce journal avait voulu, ou bien se moquer de moi, ou bien me fournir un thème, me conseiller d'écrire sur un sujet qui lui tenait à coeur, et qu'elle avait essayé, en son langage de machine, de m'indiquer. Or une linotype est une machine d'aspect trop sérieux pour qu'on puisse s'arrêter à l'hypothèse d'une plaisanterie. Qu'avait-elle donc voulu me dire, et quel sujet me demandait-elle de traiter ?

De l'excellent Musée d'histoire naturelle au riche Musée de peinture de Nantes, et du quai de l'Erdre à la place de la Bourse, j'ai considéré attentivement ce message machinien. La cryptographie n'avait rien à y voir, et aucune clé n'aurait pu m'y faire lire par exemple : "Onorate l'altissimo poeta", ou : Eh va donc, sans-talent ! Le seul mot humain qu'elle avait réussi à former : «les», inséré entre deux mots de son langage, pouvait me faire penser qu'il s'agissait d'une maxime, d'un avis qu'elle m'offrait, comme : «Méprise les méchants critiques ». Mais le contexte même me montrait qu'il fallait y voir, ou plutôt y chercher, un titre qui m'était proposé.

Par malheur, je n'ai pu le déchiffrer qu'à demi. J'ai bien trouvé, dans le premier mot, trois groupes de lettres qui faisaient un sens à peu près acceptable. Rlda pouvait être un prénom féminin slave prononcé Rulda ou Rilda, et rad m'a fait songer, je ne sais pourquoi, non au mot allemand qui signifie «roue», mais aux voies ferrées : un mot scandinave qui viendrait du latin rete, à moins qu'il ne s'apparente à des mots germaniques qui signifient : «Je fais transporter»; reit --- rid ---. Le groupe intermédiaire sed, était du moins parfaitement clair. Donc je devais comprendre : «Pour rencontrer la belle Rilda, il faut faire un voyage.»

Mais, dans cette explication, j'avais négligé la présence de «l» entre sed et rad. Pour en tenir compte, il me fallait donc considérer un nouveau groupement, dont le sens était : «le noble chemin de fer de Rilda» : Rldas edl rad. Du reste, cela revenait à peu près au même : il y avait toujours une femme et un voyage, comme dans une séance de cartomancie.

Eh bien, qui était donc cette Rlda, et valait-elle le voyage ? La suite aurait dû me l'apprendre. «Les» qui m'avait paru si clair devenait incompréhensible. Il valait mieux le considérer comme une graphie phonétique : «laisse»; c'est-à-dire : Renonce à Rlda et au voyage. Mais le troisième mot commençait par me donner à entendre que cette personne était «douce» , et même qu'elle jouait habituellement de l'instrument appelé «dulcimer» dlcm dont le nom fait si bien dans un poème inachevé de S.T.Coleridge. Après, tout devenait confus, et c'est à peine si hyp me faisait prévoir une montée, un effort; et puis, soudain, la phrase s'achevait brutalement sur des initiales ou des schémas d'injures ou de jurons orduriers : b --- g ! f ---! qui peut-être prédisaient une suite fâcheuse à ce voyage sentimental, ou qui exprimaient simplement la colère de la machine contrainte par l'homme à imprimer des mots, des idées, qui ne sont pas les siennes.
Oserais-je dire, à présent, que je ne me suis pas amusé à Nantes ? Et ce n'est pas seulement à cette linotype parisienne que j'ai dû quelques moments agréables. Nantes a un fleuve immense divisé en plusieurs bras par des îles couvertes de maisons et de rues à l'infini qui ne sont pourtant que les faubourgs de la ville. On y voit aussi un remarquable passage vitré, un passage à plusieurs étages, théâtral, avec des escaliers de fer dont les paliers superposés donnent accès à des boutiques aux belles devantures luisantes, rangées comme des vitrines de musée autour d'aériennes galeries. Enfin, le long d'un quai, au beau milieu de la ville, en pleine rue, passent les trains, qui ont tous l'air de grands rapides qui vont rejoindre les paquebots en partance. C'est toute l'Amérique des romans de Jules Verne (qui est né à Nantes), --- l'Amérique des années qui ont précédé et suivi la guerre de Sécession, --- l'Amérique des longues barbes en pointe et des képis dont la coiffe était rabattue sur une courte visière carrée, et des uniformes bleu foncé à parements et ganses blanches pour l'infanterie, jaunes pour la cavalerie et rouges pour l'artillerie, --- une Amérique extraordinairement moderne et qui restera toujours moderne, grâce à Jules Verne; --- mais ce serait encore mieux si les locomotives qui passent dans les rues de Nantes avaient des chasse-neige et de grosses cloches.

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