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16/05/2007

Welcome in india, Sir.

Les photos sont de Bénédicte Mercier

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En sortant de l’avion l’impression de rentrer tout emmitouflé dans un hammam a sonné Norbert Caratini comme un uppercut à l’estomac. Suffoquant il a pensé qu’il ne parviendrait pas en bas de l’escalier.
-On m’avait prévenu, mais cela dépasse tout ce que je pouvais imaginer, maugréa-t-il.
Le seuil du hall de l’aéroport franchi, l’impression a perduré. Les impulsions qui lui parvenaient encore au cerveau l’informaient qu’il était à côté de la plaque. Sa garde-robe n’a pas été préparée à ce qui l’attend. Un togolais qui débarque en boubou à Moscou en plein hiver doit ressentir un pareil malaise. Déjà en eau, il sait ne pouvoir quitter ce hammam qu’avec le billet de retour et déjà, il a envie de faire demi-tour.
La douane présente la lenteur qu’il sied à tout le lieu de passage anthropométrique. Inspection de la photo : un coup d’œil pour vérifier que l’homme présent est bien le même. Pas ou peu de vérification de bagages. Aucune question. Mais pas de réponse à cette lenteur dans chaque geste, ce silence de recueillement. La file attend et lentement un à un les passagers passent de l’autre côté du contrôle. Six heures du matin et déjà la chemise trempée de sueur lui colle à la peau du dos. Pas de climatisation. Quelques ventilateurs tournent lentement, trop lentement eux aussi, comme s’ils avaient réglé leur vitesse sur celle de l’administration locale. L’austérité est de mise en ces lieux.
Son tour arrive. L’homme qui porte barbe et moustaches de maharadja l’hypnotise, il ressemble à un lancier du bengale coiffé d’un turban enroulé autour de la tête. Avec un regard de félin, d’un seul coup d’œil il perçoit le niveau de palpitation cardiaque de la victime qu’il observe. Il le voit en sueur et tamponne le passeport sans autre façon.
-Welcome in India, sir.
-Thank you, sir, osera-t-il timidement.
Plus loin un chauffeur attend dans la foule en levant devant lui une pancarte avec le nom mal orthographié de Norbert Carratini.
-Un seul r, comme dans baratin dit-il au chauffeur qui ne comprit rien.
Le chauffeur, un homme jeune, parle un anglais que l’accent local rend difficilement compréhensible. Il s’empare des valises, hèle un porteur et le conduit à une voiture dont le modèle antédiluvien semble directement sorti d’un roman de Somerset Maugham. A peine les valises dans le coffre qu’il soulève le capot et plonge le nez dans la jauge à huile.
-Mauvais présage. Tant pis je suis là, et je ne peux plus faire demi tour, pensa Norbert.
C’est sur la route du transfert, entre l’aéroport et la ville de destination, qu’il a commencé à prendre conscience que rêve et réalité sont comme le corps et l’esprit, deux choses séparées. Cette impression, il a commencé à la ressentir à l’instant de toucher le sol. Ce corps oublié, qui va l’empêcher de dormir, il va le redécouvrir et rentrer dedans, pourtant chaleur et fatigue cumulées, auraient dû l’assommer.
Le spectacle de bon matin est paisible. Nulle part au monde, il ne doit en exister un semblable. Le long de la route des gens accroupis observent les voitures qui passent de si matinal horaire. Ils semblent attendre. Ce n’est qu’après plusieurs kilomètres qu’il comprendra que ces gens répandent le contenu de leurs entrailles sur ce qui a été des trottoirs. Une ribambelle de rachitiques est occupée à se soulager les tripes de son bol de riz épicé et cague le long de l’avenue. Les étrons qui sortent de ces corps efflanqués ne peuvent guère rivaliser de taille avec la moindre crotte joufflue d’un caniche européen. Ces minuscules déjections n’auront pas le temps de refroidir que déjà ils s’inscriront au menu de petits cochons noirs qui déambulent en hordes libres dans les rues. Avec un régime aussi vitaminé, ils ne peuvent être que bien portants. Comme rien ne se crée, ni ne se perd et que tout se transforme, ils finiront à leur tour dans l’estomac des Chrétiens autochtones, les seuls qui cuisinent cette viande. La poésie du cochon de lait à la broche ne survit pas sous ces latitudes.
Le spectacle ahurissant lui a fait oublier quelque temps la conduite intempestive et hasardeuse du chauffeur. Les pupilles rivées sur la route, il s’adressa à lui avec insistant:
-Quiet, sir. Quiet. We have the time. Don’t drive so quickly, please .
Et le chauffard mi-compatissant, mi-amusé jettera un œil dans le retro-viseur visiblement agacé par ce blanc-bec qui lui somme de tempérer son utilisation intempestive du klaxonne, du frein et de l’accélérateur…
-Yes, yes… We have the time. We can arrive toworrow. I préfère that, than never …
-Ok, sir répondra le chauffeur.
Il sera alors rassuré. Pour quelques instants seulement.
-Mais il est dingue. Il ne va pas doubler là. Mais, si, Bon dieu. Mais qui m’a foutu un abruti pareil.
En triple file, alors qu’un attelage de zébus était en train de doubler un bus à l’arrêt, il est passé allégrement à travers tout ça et dans un virage, sans aucune visibilité, au mépris des règles minimum de sécurité. Klaxon bloqué, phares allumés, dans une embardée, il a mordu le bas coté et soulevé un nuage de latérite rouge obligeant piétons, vélos et rickshaws à se jeter dans le fossé. A cet instant il a compris que le seul code de la route qui s’applique ici est celui de la jungle. Le plus volumineux et le plus cinglé a raison, férocement raison. Emettre un doute c’est abréger sa durée dans cet univers.

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Cramponné au fond de son siège, il n’ose plus élever la voix, tellement il sait déjà que toute protestation sera inutile. Alors remettant son destin entre les mains de la providence, il tentera de s’endormir. Cette tentative restera vaine malgré douze heures d’avion, une nuit blanche, un déménagement éreintant et des préparatifs épiques qui ont duré des mois. Prendre une telle décision se prépare. Pensez donc, faire un long séjour dans un pays au nom aussi exotique que Pondichéry. Tout le monde a entendu parler, des comptoirs français des indes. Vos parents se souviennent de leurs noms appris par cœur au lycée. Cochin, Chandernagor, Mahé, Karaikal, Pondichéry. L’Alsace et la Lorraine des tropiques, perdus corps et bien.
Pondichéry… Rien que le nom lui a ravi l’âme. La mystique du voyage… Les aventuriers du golf du Bengale et la cote du Coromandel face aux Nicobar Islands, plus loin la Birmanie et le Vietnam. Sur la carte, ça faisait joli. Il n’y a pas à dire. Les amis en bavaient d’envie, lorsqu’il évoquait devant eux son départ. Pas besoin d’en rajouter pour épater la galerie, car ce n’est pas tous les jours qu’un inconscient ose se jeter à l’eau du haut de ces falaises. Personne n’avait osé le prévenir qu’il y aurait peut-être des difficultés de compréhension. Pensez donc, tout le monde parle encore français a Pondicherry, avec deux r et un y pour l’épellation anglaise, du moins c’est ce que semblent vouloir encore croire les irréductibles francophones. Le fait qu’habituellement le voyage se fasse en sens inverse n’a pas éveillé en lui le moindre soupçon, trop occupé à préparer le départ.
Il décharge dix litres d’adrénaline par minute… Combien de cheveux blancs a-t-il attrapé en deux heures. En regardant son visage dans le rétro, il remarque son teint blafard, ne sachant pas s’il est du à la seule fatigue ou si la peur se lit à ce point sur son visage. Par moments, il n’a pas pu s’empêcher de fermer les yeux, tant paraissait éminente sa fin. Mentalement il écrivait son testament : ça je le donne à untel ; il sera content. Ça à un autre, ça lui plaisait bien. Il est persuadé que dans ce jeu de massacre il ne pourra pas atteindre vivant son lieu de destination. Et pourtant, en pilant, allumant les phares, faisant hurler le klaxonne, mordant le bas coté, donnant des grands coups de volants pour rétablir la situation, ça passe. Il ignore comment, mais il est encore de ce monde. Plus pour longtemps certes, car au régime de deux cents pulsations minute, le cœur va lâcher. Des sueurs froides lui parcourent l’échine. Il manque d’air. La fatigue, les bouteilles vidées et les émotions des derniers jours risquent de le faire flancher.

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S’il avait su qu’un chauffeur encore jeune n’était pas une garantie pour arriver à bon port, en voyant celui-là il lui aurait interdit de toucher le volant et n’aurait pas abandonné sa vie entre les mains de ce kamikaze dont le karma va devenir le sien pendant une paire d’heure. Question d’expérience, lui, en son karma, il y croit moins. Et ce type, il aurait préféré ne l’avoir jamais rencontré. Il l’effrayera plus que n’importe quelle autre situation louche dans un bas quartier. Des chauffards, il en a pourtant croisé par le passé, tous plus inconscients les uns que les autres. Mais là tout le pays semblait mépriser le danger. Les chèvres aussi croient en leur karma et elles traversent en troupeau entier la nationale se foutant éperdument des véhicules. Comment être le même après une telle frayeur ? Il ne pouvait espérer meilleur comité d’accueil pour lui donner envie de fuir ventre à terre.
-Si après cela on désire rester en Inde, c’est qu’on est un foutu pervers. Et si on y survit, alors on peut s’adapter à bien d’autres situations, car on est aussi blindé que ces Ambassador.
Norbert Caratini maudissait déjà l’entreprise pour laquelle il allait travailler. Sachant leur expérience et leur connaissance du problème, il les jugera criminel de n’avoir pas pensé à lui épargner de telles émotions. Car eux ne pouvaient, ne devaient pas ignorer l’étendue de sa frayeur et le cauchemar de ces deux heures de transfert entre l’aéroport international et son lieu de destination.
-« Plus rien ne sera pareil et vous ne pourrez plus voir le monde avec les mêmes yeux. Plus rien n’aura de sens… Plus rien auquel vous raccrocher, alors qu’un vide vertigineux s’installera sous vos pieds. Pendant tout ce temps, il vous faudra tenir en funambule sur le fil ténu du peu de raison qu’il vous restera. Ce sera le bain de révélateur de vous-même dans lequel vous serez plongé en permanence qui fera qu’un autre naîtra de vous, sur vos décombres. Un être hybride jaillira de cette carcasse, façonné avec les restes de l’ancien. Les couches du passé vont se décoller les une après les autres, ce qui vous provoquera un trouble intense », lui avait prédit une connaissance bien intentionnée, avant de partir.
-Mais qu’est ce qu’il me raconte ?
Norbert l’avait alors regardé avec des yeux de mérou apoplectique. Il ignorait le sens de ses paroles et le prenait pour un type gentil, mais légèrement dérangé avec ses encens thérapeutiques et ses flux énergétiques. Lui et ses prédictions à la mord-moi. Il l’avait écouté d’un œil compatissant. En pensant qu’un bon Tranxene lui serait plus qu’utile, bien qu’il ne soit pas vraiment agité.

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Fini les petits paysages aux bosses sages, aux formes douces, plantureuses et maternelles des contreforts pyrénéens. Tout dans ce nouveau monde semblait chaotique, violent, cruel, terrible. L’univers des hommes est ainsi, il n’en doutait pas, mais il ignorait qu'il pu l'être à ce point. Tout lui paraîtra crasseux, et ce ne sera pas une simple impression. Tout est crasseux, poussiéreux, sale, infect, déglingué ou mal entretenu.
Malgré le choc, il trouvait encore de la beauté dans ces temples décorés de spots lumineux et de guirlandes électriques qui clignotent et sont censés mettre en valeur les laques brillantes des statues polychromes, dont le bestiaire oscille entre le tombeau de Toutankamon, Disneyland et une fête à neu-neu en technicolor.
Le sacré, les dieux monos ou polygames, les religions pluridisciplinaires ou polymorphes tout cela n’aura aucun sens et lui apparaîtra comme un décor de théâtre auquel, quoi qu’il apporte comme connaissance livresque et comme raisonnement, il ne comprendra rien.
-Pour appréhender ce qui se passe ici, il faut se contenter de lire le travail des érudits, qui n’ont pas été assez fous pour vérifier leurs dires sur le terrain. Ils avaient bien raison à l’abri de leur forteresse en bouffant d’édition… Mais surtout ne jamais mettre les pieds sous ces maudites tropiques.




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