16/05/2007
Un enfant de coeur (extrait)
Le foyer des pupilles de l’État, c’était un foyer des urgences, des tordus par la vie. L’arrivée des chevaux perdants, la voie de garage des moutons égarés. Tous les faits-divers qui défrayaient les chroniques judiciaires des journaux par colonnes entières s’entassaient en ce lieu. Tous ceux qui partaient déjà éclopés, qui n’auront que des circonstances atténuantes à déclarer lors de leur jugement, ceux qui n’ont pas eu de chance, qui n’en auront jamais, bien incapables d’en saisir le sens. Ceux qui sont trop occupés à colmater les brèches de leurs existences enfoncées dans la déchéance de l’alcool depuis des générations. Tous ceux qui ne connaîtront jamais rien d’autre que des murs de plus en plus hauts pour les séparer du monde. Parce qu’ils ne sauront pas utiliser cette liberté qui leur fait mal. Parce qu’ils en ont peur. Parce que l’humiliation et la perversion sont les seules lois qui leur sont appliquées au fer rouge depuis leur premier jour. Violences qui marquent à jamais leurs trajectoires.
Près de l’entrée, la crèche des gosses abandonnés à la naissance ou des enfants de parents incarcérés. Ils attendaient là une solution qui tardait à venir, ou une éventuelle famille d’accueil. Tous s’entassaient dans cette cour des malédictions, ce cul de basse-fosse. Tous étaient des gosses d’ivrogne, à de rares exceptions. Tous des cas d’urgences ou comme nous des cas sans solution immédiate. Le Père buvait, mais on était bien vivants et en bonne santé.
La dame en blanc nous a indiqué nos dortoirs respectifs. Le Petit résidait chez les petits, qui ne sont pas tenus de faire leur lit. Nous deux, dans une autre pièce. Hauts plafonds, huit lits par chambrée, en deux impeccables rangées de quatre. Couvertures blanches au carré, murs blancs, draps blancs, cela nous changeait du pensionnat.
Les couloirs, on les traversait en rangs, pour aller au réfectoire, aux douches, aux dortoirs ou à la télé. Partout, interdit de parler. Dans la cour, ne pas crier. Obsédant silence. Fuir, fuir ces murs, cette porte verte, la longueur des jours, le blanc. Le monde était derrière cette porte verte. Ailleurs… Loin de ces couteaux dentés à bouts ronds en inox, de ces verres et de ces assiettes transparentes, de cette odeur de Javel, d’éther, de produits d’entretien. Le monde n’a pas cette couleur, cette odeur. Il sent, il pue, il transpire. Chaud, froid, tendre et cruel, tout à la fois. Mais pas ainsi, blanc, blanc, blanc. Du blanc pour le personnel. Des blouses grises, des shorts marrons, des baskets bleues pour les pensionnaires. On ne risquait pas de nous confondre avec eux, une fois nos tenues de bagnards enfilées. L’administration ne connaît pas la fantaisie. Le règlement et l’uniforme sont ses seuls lots.
Le monde et la vie ne pénétraient pas en ces lieux. Pour y goûter au monde, il aurait fallu posséder l’énorme trousseau de clefs de Mlle D. Accroché comme suspendu à sa hanche, ou enfoui dans la poche de sa blouse, il la déformait par une bosse, au niveau de sa cuisse. Elle tournait ses clefs nerveusement sur leur anneau pour se donner un air. Il y avait la grosse clé de la grande porte, et les petites des bureaux ou des dortoirs. Au total, un bon kilo de ferraille. Chaque instant de l’existence était régi par ce concert de métal.
Pour tout, il fallait lever le doigt. Demander l’autorisation. La cour étant dépourvue de w.-c. on y pénétrait par le perron d’entrée du bâtiment, mais cela relevait du règlement. En dehors des temps autorisés le surveillant nous interdisait l’accès aux toilettes. Son veto était irrémédiable et il avait les moyens, dissuasifs et persuasifs, pour nous apprendre à ne pas trépigner d’impatience. Il arrivait qu’une subite envie doive attendre l’heure du repas. Les urinoirs étaient regroupés dans la même pièce que les lavabos et douches où l’on se lavait les mains avant d’aller au réfectoire. Alors, si on ne pouvait plus tenir, on urinait discrètement dans le parterre de géraniums.
On est devenus des champions du sport intérieur en serrage de sphincters ou rétention de vessie. On a rapidement appris à reconnaître les moments stratégiques pendant lesquels on devait impérativement penser à nos besoins pour s’éviter ce genre de désagrément. C’était vital ! L’administration doit pouvoir tout contrôler, y compris l’intérieur. Il faut obéir à ses sacro-saintes lois, qui ont été mises en place pour notre bien, et surtout ne jamais douter un instant qu’elles ont été faites pour ça. Sinon c’est à devenir fou.
Le règlement, l’administration nous l’a fait pénétrer jusqu’au plus profond de nous-mêmes. Et on peut leur faire confiance aux agents zélés de l’administration. Ils se démènent pour justifier leur salaire. Stoïque et hautaine, Mlle D. demeurait de marbre face aux incontinences des pensionnaires. Rien ni personne, ni larmes de crocodile, ni supplication ne la faisait fléchir.
Les après-midi pluvieux, on descendait dans la salle de jeux au sous-sol. Étaient mis à notre disposition une table de ping-pong quatre raquettes, un jeu de petits chevaux, un autre de dames, et des cartes dépareillées. Pas de livres ni de revues, rien à lire, à regarder ou à découvrir. Il fallait attendre que passe la journée, que s’écoulent cruellement les minutes martelées au carillon du désœuvrement et de l’ennui, que les jours fuient. Par beau temps, on restait dans la cour avec pour tout décor le bitume, deux balançoires et, là-haut, le ciel bleu où j’aurais voulu me perdre.
Souvent, entre les grands, éclataient des bagarres. Elles n’avaient pas le temps de dégénérer. Le surveillant qui traînait toujours dans les parages y mettait de l’ordre, au hasard des têtes qu’il rencontrait sur son passage. Il se frayait un chemin à coups de pied et des claques. À part se battre pour s’occuper, le Tatoué , un pensionnaire, ne connaissait aucun autre métier. Proche de la majorité, il avait déjà passé les trois quarts de sa vie en foyers, fuguant de l’un avant d’être transféré dans un autre. Il ne s’est pas éternisé et a été expédié dans un centre d’adaptation par le travail. Il a dû atterrir dans un hôpital psychiatrique ou en prison.
Il n’aurait pas dû être agressif. La dose de calmant qu’il avalait chaque jour avait de quoi abrutir un troupeau de mammouths. Il parlait lentement, avec une légère mousse blanchâtre au coin de la bouche. Même le plus violent poison ne le calmait pas, tellement il était accoutumé aux tranquillisants.
Près de l’entrée, la crèche des gosses abandonnés à la naissance ou des enfants de parents incarcérés. Ils attendaient là une solution qui tardait à venir, ou une éventuelle famille d’accueil. Tous s’entassaient dans cette cour des malédictions, ce cul de basse-fosse. Tous étaient des gosses d’ivrogne, à de rares exceptions. Tous des cas d’urgences ou comme nous des cas sans solution immédiate. Le Père buvait, mais on était bien vivants et en bonne santé.
La dame en blanc nous a indiqué nos dortoirs respectifs. Le Petit résidait chez les petits, qui ne sont pas tenus de faire leur lit. Nous deux, dans une autre pièce. Hauts plafonds, huit lits par chambrée, en deux impeccables rangées de quatre. Couvertures blanches au carré, murs blancs, draps blancs, cela nous changeait du pensionnat.
Les couloirs, on les traversait en rangs, pour aller au réfectoire, aux douches, aux dortoirs ou à la télé. Partout, interdit de parler. Dans la cour, ne pas crier. Obsédant silence. Fuir, fuir ces murs, cette porte verte, la longueur des jours, le blanc. Le monde était derrière cette porte verte. Ailleurs… Loin de ces couteaux dentés à bouts ronds en inox, de ces verres et de ces assiettes transparentes, de cette odeur de Javel, d’éther, de produits d’entretien. Le monde n’a pas cette couleur, cette odeur. Il sent, il pue, il transpire. Chaud, froid, tendre et cruel, tout à la fois. Mais pas ainsi, blanc, blanc, blanc. Du blanc pour le personnel. Des blouses grises, des shorts marrons, des baskets bleues pour les pensionnaires. On ne risquait pas de nous confondre avec eux, une fois nos tenues de bagnards enfilées. L’administration ne connaît pas la fantaisie. Le règlement et l’uniforme sont ses seuls lots.
Le monde et la vie ne pénétraient pas en ces lieux. Pour y goûter au monde, il aurait fallu posséder l’énorme trousseau de clefs de Mlle D. Accroché comme suspendu à sa hanche, ou enfoui dans la poche de sa blouse, il la déformait par une bosse, au niveau de sa cuisse. Elle tournait ses clefs nerveusement sur leur anneau pour se donner un air. Il y avait la grosse clé de la grande porte, et les petites des bureaux ou des dortoirs. Au total, un bon kilo de ferraille. Chaque instant de l’existence était régi par ce concert de métal.
Pour tout, il fallait lever le doigt. Demander l’autorisation. La cour étant dépourvue de w.-c. on y pénétrait par le perron d’entrée du bâtiment, mais cela relevait du règlement. En dehors des temps autorisés le surveillant nous interdisait l’accès aux toilettes. Son veto était irrémédiable et il avait les moyens, dissuasifs et persuasifs, pour nous apprendre à ne pas trépigner d’impatience. Il arrivait qu’une subite envie doive attendre l’heure du repas. Les urinoirs étaient regroupés dans la même pièce que les lavabos et douches où l’on se lavait les mains avant d’aller au réfectoire. Alors, si on ne pouvait plus tenir, on urinait discrètement dans le parterre de géraniums.
On est devenus des champions du sport intérieur en serrage de sphincters ou rétention de vessie. On a rapidement appris à reconnaître les moments stratégiques pendant lesquels on devait impérativement penser à nos besoins pour s’éviter ce genre de désagrément. C’était vital ! L’administration doit pouvoir tout contrôler, y compris l’intérieur. Il faut obéir à ses sacro-saintes lois, qui ont été mises en place pour notre bien, et surtout ne jamais douter un instant qu’elles ont été faites pour ça. Sinon c’est à devenir fou.
Le règlement, l’administration nous l’a fait pénétrer jusqu’au plus profond de nous-mêmes. Et on peut leur faire confiance aux agents zélés de l’administration. Ils se démènent pour justifier leur salaire. Stoïque et hautaine, Mlle D. demeurait de marbre face aux incontinences des pensionnaires. Rien ni personne, ni larmes de crocodile, ni supplication ne la faisait fléchir.
Les après-midi pluvieux, on descendait dans la salle de jeux au sous-sol. Étaient mis à notre disposition une table de ping-pong quatre raquettes, un jeu de petits chevaux, un autre de dames, et des cartes dépareillées. Pas de livres ni de revues, rien à lire, à regarder ou à découvrir. Il fallait attendre que passe la journée, que s’écoulent cruellement les minutes martelées au carillon du désœuvrement et de l’ennui, que les jours fuient. Par beau temps, on restait dans la cour avec pour tout décor le bitume, deux balançoires et, là-haut, le ciel bleu où j’aurais voulu me perdre.
Souvent, entre les grands, éclataient des bagarres. Elles n’avaient pas le temps de dégénérer. Le surveillant qui traînait toujours dans les parages y mettait de l’ordre, au hasard des têtes qu’il rencontrait sur son passage. Il se frayait un chemin à coups de pied et des claques. À part se battre pour s’occuper, le Tatoué , un pensionnaire, ne connaissait aucun autre métier. Proche de la majorité, il avait déjà passé les trois quarts de sa vie en foyers, fuguant de l’un avant d’être transféré dans un autre. Il ne s’est pas éternisé et a été expédié dans un centre d’adaptation par le travail. Il a dû atterrir dans un hôpital psychiatrique ou en prison.
Il n’aurait pas dû être agressif. La dose de calmant qu’il avalait chaque jour avait de quoi abrutir un troupeau de mammouths. Il parlait lentement, avec une légère mousse blanchâtre au coin de la bouche. Même le plus violent poison ne le calmait pas, tellement il était accoutumé aux tranquillisants.
08:34 Publié dans Extraits de romans | Lien permanent | Commentaires (0)
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