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02/12/2007

Malnuit c'est le contraire de bonjour

Bon, par où commencer à raconter l'histoire...
Par Malnuit, poéte, peintre originaire de St Marcellin, météore, ange de la nuit qui a brûlé ses ailes et ses cordes vocales à la kronenbourg jusqu'à ce soir fatal où il s'est mis au whisky.
Malnuit dit "Méze" est devenu un des personnges qui compose Mollet de Coq, qu'il me pardonne.
Mollet de coq est ce personnage qu'on retrouve tout au long des quatre romans déjà publiés.
Personnage composite s'il en est, puisqu'il est issue de la compilation de quatre portraits: deux peintres tous deux décédés, un louche aventurier et un gosse de la Dass.

Mazio a fait son envolée lyrique, le même jour que Ytzac Rabbin.
Ce qui fait un sacré repère aux orphelins.
Je l'avais publié du temps où j'étais jeune éditeur quand je voulais gagner beaucoup d'argent en publiant de la poésie...
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Photo de Bacase -le grand avec la chemise claire- et de Mazio -le petit avec le polo noir- à St Tropez en 1964.
A l'époque ils vivaient à la belle étoile et faisaient des portraits pour gagner leur pitance; un peu à la Nicolas Bouvier à la seule différence qu'eux partaient pour une aventure de trois cent kilométres et pas de trente mille.
Il avait aussi toute la vie devant eux et pas mal d'illusions à brûler...

Malnuit c'est le contraire de bonjour...
Malherbes (Alain) lui aussi poète de son vivant, avait un nom qui était le contraire de bonne graine...
Tous deux sont décédés de la même façon, noyés dans leur vomi.
Tous deux me téléphonaient à pas d'heure quand la nuit les étreignait.
Des appels au secours pathétiques, une loghomachie incompréhensible, car ivres au bout du fil.
Je travaillais le matin.
Je compatissais à leur éta, mais je ne pouvais plus rien pour eux.
Il m'est reste l'écriture pour honorer leur mémoire.
C'est ma rencontre avec Ballouhey dit "Bacase" au salon du livre de Roman(s) à Romans qui a ramené tout ça en surface.
C'était un week-end de novembre 2006.
Un desinateur originaire du coin raconte à notre table son adolescence.
Il glisse qu'il a fait ses études aux beaux arts de Grenoble dans les années soixante.
La suite c'est lui qui raconte:

" Au repas du Salon du Livre de Romans, je bavardais :
- J'ai fait une première catastrophique et délirante ici chez les curés et puis les profs m'ont pris par le col en me disant d'aller aux Beaux Arts, ce que j'ai fait je suis allé aux Arts de Grenoble. C'était en 64.
- T'étais aux Arts de Grenoble ? T'as du connaître Malnuit ? me dit un arabe à lunettes, chauve et rigolard.
- Ben ouais et même mieux que ça. Il regarde mon badge, me parle de Mazio.
- Mais Ballouhey , t'as pas un autre nom ?
- Ben ouais, chui Bacaze.
- T'ES BACAZE !!??
- Ben ouais,
- Hé ! les gars, je viens de rencontrer un personnage de roman !
- Et puis et toi t'es qui ?
- Said.
- SAID !!! ??
Cul et chemise, bras dessus, bras dessous. Nostalge et maspouineries.
On s'est pas quitté pendant deux jours.
Hé! Hé ! Lui c'est Bacaze, c'est un personnage de roman ! Il a dit ça vingt fois dans la journée.
"Crobards" n'a jamais eu autant de fans.



Ma première rencontre avec Malnuit et sa compagne Françoise dit Bédé illustratrice des livres de Jacques Salomé remonte en 1978 à Lys dans les Pyrénées Atlantiques.
A l'époque, Les Malnuit habitaient Maison Gracie à Asson.
Une sacré époque, et les illusion de mes vingt ans.
Mazio en avait déjà trente six de chandelles sur son gateaux d'anniversaire.
Je raconte ça dans Le Soleil des fous Cliquez ici si vous désirez en savoir plus sur le livre
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Il habitait non loin de chez nous, dans une sorte de château. Une bâtisse début de siècle construite par un illuminé ayant fait fortune. Les corps de bâtiment étaient plantés au bout d'un chemin qui descendait en serpentant depuis le dôme d'une colline. Eloignée de plusieurs kilomètres de toute habitation, la maison était là, massive, posée face aux sommets qui se découpaient dans l'encadrement de la porte. Entre elle et la montagne rien qu'un jet de pierre, un vol de moineau. Sur les pics si étrangement près la veille des jours de pluie, les points blancs ou marron des animaux en pâture dans les estives se distinguaient nettement. Les masses sombres des collines entraient dans la cuisine. Le carillon permanent des cloches résonnait dans la vallée. Quand nous ne les voyions pas nous entendions le bruit de leurs cloches auquel répondait le souffle du vent dans les cimes et le chant des oiseaux.
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Mollets-de-coq payait une misère le loyer de ce château, qui, sur deux étages, se composait de quatre immenses pièces, chacune de la taille d'un grand appartement. Dans la salle du bas, un évier en marbre des Pyrénées et une gigantesque cheminée où aurait pu rôtir un veau et trois moutons. Des placards et des vaisseliers en merisier teintés au sang de bœuf occupaient un pan entier de mur. Des poutres énormes et noircies par le temps donnaient à la maison l'impression qu'elle était posée là pour l'éternité. Le constructeur avait eu de l'ambition. Un large escalier desservait les pièces de l'étage et le grenier. Au rez-de-chaussée, face à la cuisine, la souillarde servait de débarras en même temps que de garde-manger. Dans cette pièce, sorte de cuisine supplémentaire, les anciens propriétaires apprêtaient les confits, le pèle-porc, suspendaient au plafond dans des sacs, les oignons, les châtaignes, le maïs ainsi que des jambons.
Dans cette pièce le linge tentait de sécher alors qu'il pleuvait depuis des semaines, et que l'eau remontait entre les dalles. Sous l'escalier, une porte où l'on pouvait tenir debout y prenait place la barrique de vin, indispensable dans toute maison respectable. A l'étage, les portes du palier s'ouvraient sur trois battants. Le propriétaire au retour des chasses, y avait donné des banquets d'une centaine de couverts. Quelques très vieux dans le pays se souvenaient encore étant enfant avoir participé comme rabatteurs à ces chasses et festins. Le patron était un homme d'avant l'exode de la première guerre, quand toutes les fermes étaient encore habitées et que le village résonnait de l'enclume du maréchal-ferrant et des cris des gamins dans la cour de l'école, quand la vie pour ces gens-là ressemblait à autre chose qu'à une course. Difficile d'imaginer une centaine de personnes assises autour de cette table, allant d'une pièce à l'autre, traversant le palier et se rabattant en forme de fer à cheval. Le maître trônait au milieu de son monde, en pacha amateur de grande bouffe, de vin et de femmes, braillant, riant, bâfrant, buvant, rotant, saoul de vin, ronflant d'aise après avoir copieusement arrosé le giron d'une femme ou d'une servante de sa semence. Tel était l'ancien propriétaire de la maison.
Mollets-de-coq ne lui ressemblait en rien, ou alors il aurait été son ectoplasme torturé qui errait entre ces murs. Menu, maigre, presque insignifiant il n'avait rien de gigantesque encore moins de rabelaisien,. Ses toiles s'entassaient dans la pièce au-dessus de la souillarde. Là, il avait installé son atelier. L'étage jouissait d'un éclairage intense, comparé au rez-de-chaussée où il fallait quelques temps avant de s'adapter à la pénombre lorsqu'on y pénétrait, abruti de lumière. Des tableaux étaient accrochées aux murs ou sur la cloison en chêne massif de l'escalier, d'autres empilées. L'une, non achevée, posée à plat à même la table, une autre coincée dans un chevalet. Il travaillait plusieurs grands formats simultanément, comme si la maison l'influençait.
Dans la salle du bas, sur le côté de l'âtre, la famille entière pouvait tenir au chaud sur des bancelles appuyées au mur, à la veillée au coin du feu quand les ancêtres épluchaient des châtaignes en se racontant des sornettes, des histoires de sorcellerie, des saloperies entre voisins, de vieilles haines accumulées au fil du temps, de rancœurs dont les origines avaient disparu mais qui persistaient. Nous aussi y prenions place quand les dernières flammes n'avaient pas encore achevé la combustion du bois. Alors dans le craquement des morceaux de châtaignier se consumant nous convoquions les fantômes de Giono, Thoreau, Kerouac, Cendrars, pour éterniser l'instant. Les montagnes justifiaient notre raison de penser ainsi et couronnaient de leur majestueuse présence nos réflexions sur le monde. Tout semblait encore possible dans ces contrées presque intactes. La civilisation avait oublié de pénétrer ce cul-de-judas, sis face aux splendeurs des monts ensorcelants de beauté.
Je me trouvais catapulté dans un nouvel univers. On parlait de littérature comme on se tartine une biscotte au petit déjeuner. J'écoutais, je m'abreuvais de connaissances. On ne pouvait pas se tromper c'était la bonne voie, le chemin à suivre pour s'épanouir. Une force me soulevait de terre, je me sentais invincible, du moins je le croyais. On avait banni "l'american way of live" et on le troquait contre notre vision de la voie naturelle de la vie. On se sentait bien autour de sa cheminée.
Mollets de coq vivait un peu de sa peinture. Bien qu'ayant fui rapidement les cours académiques, il avait un coup de pinceau classique. Il avait été viré des arts. Dès la première année; il en savait plus que le prof. La deuxième il l'a passée au bistrot avec les copains. Pas la peine qu'il retourne en cours, il connaissait déjà les glacis, la pénombre, copiait Turner, De la Tour. Il pensait que Rembrandt était mort nombre de fois avant de réussir à peindre ainsi. De l'impressionnisme au surréalisme via l'hyperréalisme, il avait tout emmagasiné à une vitesse vertigineuse et tapait son souk au fond de la classe où il écrivait déjà ses mémoires.
Son talent de parleur m'a toujours impressionné. Il pouvait monopoliser l'attention et boire toute la nuit sans sombrer dans un coma éthylique ou dans des propos ridicules et tenir son auditoire en haleine. Il me décapait la cervelle, bouleversait mon univers et en reculait les limites. Il m'accouchait au monde de la douleur métaphysique. Je me sentais si proche de lui. On parlait le même langage. Nos chemins s'étaient tant de fois croisés. Jamais auparavant je n'avais rencontré un être qui rentrait aussi profondément en lui. Il piochait, creusait, décortiquait et voulait comprendre le pourquoi du comment. L'apparence, autant que les effets de style, le répugnaient. Il haïssait la littérature, et pensait qu'il fallait la broyer. Décroûter l'écriture de son carcan et de sa forme pour découvrir un nouvel univers. Sa maison se transformait en chaire où se partage la parole lorsque des auteurs débarquaient. Moments intenses de palabres.
Ce soir là une auteure est venue nous voir. On est allés la chercher au train. Elle a passé le week-end avec nous. Elle était devenue un mythe depuis le temps que j'en avais entendu parler. D'elle comme de ses écrits émanait le soufre. Ses poèmes avaient la violence des banlieues, mordaient les chairs, secouaient les tabous, décapaient la bienséance au vitriol. Elle a débarqué dans sa robe mauve. Une immense chevelure blonde lui couvrait les épaules. Elle a fait le tour de la propriété. Contraste saisissant: la nature était là, puissante, avec ses masses mille fois plus énormes que les blocs de béton des banlieues. On lui rééditerait son ouvrage épuisé puis on lui en publierait un autre. Elle n'y croyait pas et resplendissait. Elle nous amenait un premier roman dans une chemise. Sa voix de gauloise, son air affranchi, son apparente désinvolture a fait tourner la tête à Mollets de Coq. Il aurait aimé connaître au moins autant sa chair que son âme et voir dans quelle encre elle trempait sa plume. Elle dégageait une puissante attirance qui imprégnait l'air. Elle aimait ça et le criait dans ses poèmes. Peut-être que de l'avoir lue, avant de l'avoir vue, excitait plus encore son imagination. Elle sentait la femme désirable et désirante.
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On a causé de littérature et les Céline, Miller, Dostoïevski et Duras étaient là parmi nous, de sexe aussi. Mollets de coq voulait savoir quel type d'homme elle pouvait bien aimer. Elle était libre et cherchait un fiancé. Mollets de coq, électrique, ne se tenait plus. Il lui aurait bien proposé une partie de jambes en l'air, si elle n'avait été sous le même toit que sa légitime. Il ne comprenait pas que son rêve ne soit pas réalisable. Il se voyait dorloté et cajolé au milieu de deux petites femmes. Il aurait fallu que l'occasion se présente dans d'autres circonstances. Il n'arrivait pas à admettre ce décalage entre l'écriture et la vie de tous les jours. Tel quel, avec ce qu'il avait lu d'elle, il lui aurait sauté dessus derechef. A peine lui aurait-il laissé le temps d'enlever sa culotte de dentelle en soie noire. Elle savait se faire admirer, et naturellement des paires d'yeux se posaient sur sa gorge, sur sa poitrine, sur ses fesses. Elle se sentait désirée et aimait l'être. Mollets de coq aurait voulu qu'elle demeure à portée de ses pinceaux, muse pour peintre. sa démarche était presque dansante. Il la voyait drapée ou déshabillée tel un modèle de Goya, des cheveux blonds, des dentelles et des chairs.
Bien qu'il soit tard il restait de la bière suffisamment pour continuer la nuit. Mollets de coq voulait tout savoir sur ce qui la motivait dans la vie, l'amour, le désespoir, l'attente, la solitude. Il désirait la connaître tout d'un bloc. Qu'elle lui rentre dans les veines comme un shoot maximum, une envolée de cheval blanc. Rien ne lui suffisait. Guère plus haut qu'un adolescent, mince et frêle, il se dégageait de lui une énergie fabuleuse. Il ne donnait pas l'impression d'être rachitique, mais solidement enraciné dans l'existence...

Ses discussions étaient des pugilats où chacun apprenait à palper ses limites. Tout était prétexte à parler, et parler donne soif. Pissant sur le pas de la porte, le regard perdu dans les montagnes, il continuait à éplucher la vie. Rien n'aurait pu tarir le flot des idées qui venaient se heurter dans son crâne. Angoissé par la mort et les années terribles qui s'avancent et serrent en tenaille dans leurs bras jusqu'à étouffer, il interrogeait tout et tout le monde sur le sens de la vie. Il continuait à chercher, sachant l'absence d'issue.
-Avoir besoin de certitudes n'est qu'une preuve d'immaturité. La vie ressemble à un charnier où chacun dévore le voisin pour survivre, a t'il dit.
Il ne faisait que cela, survivre, chaque instant chassé par l'autre. Il tenait ses armes, un pinceau et un stylo. Le seul but à atteindre était de boucler chaque jour, en même temps que le soleil se couche, en ayant vécu debout et non à genoux. Il invectivait les morts et les imbéciles, tous les deux pareils. Il se savait vivant, en doutait quand même, mais ne se voyait pas vieillir.
-Tous ces vieillards fripés sont laids à vomir par manque d'intelligence. Ces vieux flapis qui n'ont jamais su qu'avaler les couleuvres du cauchemar qu'est la vie. Je ne veux pas leur ressembler! J'ai peur de rentrer dans le rang par habitude, par angoisse du lendemain. De faire comme tout le monde. Attendre la trouille au ventre que le temps passe et que les rêves foutent le camp!
D'un seul coup d'un seul il s'est mis à hurler et s'est roulé dans l'herbe. Personne n'avait compris ce qui lui arrivait, sauf moi. Ca ressemblait à un délirium. Il gueulait sa rage face à la douleur qui lui tenaillait le ventre. Dantesque, la crise le cisaillait en deux. Il maudissait le monde et se lamentait sur son génie méconnu. Il avait cru pouvoir réussir sans l'aide de la providence. Il vomissait ses échecs successifs alors que l'horloge continuait à tourner. Il n'y croyait plus, plongé dans le gouffre de son angoisse. Soumis à une séance de torture dont les bourreaux invisibles le charcutaient avec des décharges de cinq mille volts. Il a fini par se calmer tard dans la nuit. Sa copine est restée près de lui pour le cajoler.


La mort de Malnuit, sur un banc public est un fait réel, mais je l'ai imaginé dans un beau jardin, (le jardin Massey à Tarbes) comme un paradis perdu. Parce que c'est à Tarbes que je l'ai vu pour la dernière fois. Je lui avais organisé une exposition à la "Galerie Restaurant". Qui a été pendant la seconde guerre un haut lieu de la résistance, bien qu'étant un bordel. Nos retrouvailles: je les ai déjà publié dans Putain d'étoile aux éditions Paris Méditerranée.
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En voici le texte:

Comme un ennui n’arrive jamais seul, ça évite la monotonie, mon vieux pote Mollets de coq qui errait depuis que sa femme l'avait viré, a rappliqué. Je ne pouvais que la comprendre. Personne ne peut supporter un type arsouillé à la bière du matin au soir. Si par chance il rentrait le soir. Ses bringues duraient tant qu'il avait de l'argent. Il finissait par retrouver le bercail, péteux, lamentable, les yeux pochés, la tignasse en bataille, du sang séché sur le visage, avec une côte fêlée, le nez cassé, une arcade sourcilière explosée. Il se prenait des gamelles tout seul, ou se ramassait des toises par d’autres pochetrons.
Il était revenu chez sa femme mal en point, son affaire de tourisme ayant tourné à la déconfiture, avant qu’elle ne le vire. Ce n'est pas un hasard s’il a rappliqué. Il savait bien, lui aussi, que j’allais le recueillir.
Il fallait lui trouver du fric, et vite. Il possédait un stock de nouvelles toiles et de dessins que personne n'avait jamais vus, ou si peu. Il peignait beaucoup et depuis longtemps mais ne montrait jamais rien. Je lui ai arrangé une exposition dans le restaurant de Tonton Alain.

De la journée, je ne savais pas ce que faisait Mollets de coq. Le midi, je le retrouvais au café, devant un demi, son stylo à la main, une Gauloise au bec. Il s'arrachait les boyaux de la tête pour noircir des pages. Il les empilait sur ses étagères avec dix mille autres déjà écrites. Pour quoi? Pour qui? Illisible par un lecteur lambda. Une vie hachée de doutes et de cauchemars, de refus d'éditeurs, d'échecs commerciaux. Il traînait son naufrage. Pourtant sa peinture se vendait bien, mais se séparer de ses petits ne le rassurait pas sur son œuvre. Il se savait génial. Je ne doutais pas qu’aux pinceaux il le fût. En revanche pour lire sa prose, il fallait un mode d'emploi du personnage ou l'avoir fréquenté pour décrypter. Un béotien n’y aurait rien compris. Mais qu’y avait-il à comprendre ?
Au déjeuner il m'attendait, pour manger une salade ou un sandwich, sur le pouce. Peu d'appétit et vite rassasié. Il avait pourtant du mal à entretenir une carcasse de quarante kilos habillée et trempée car il devait absorber beaucoup de liquide. Bourré, il cherchait des noises. Il s'était mis en tête de faire le portrait d'une cliente, qui visiblement attendait quelqu'un. Rien de mal à profiter d’un modèle anonyme. Son carnet à dessin posé entre la table et son estomac, il clignait de l'œil, prenait ses repères. Et la ligne, nette, précise, sans bavure, se déposait toute seule sur le papier. Du maître, il avait la rapidité et l’aisance. Malheureusement, il n’a pas voulu se contenter du seul cadeau qu'une femme fait en se laissant admirer. Pour tenter sa chance, il s'est installé à sa table. Va savoir! Le refus il ne connaissait pas. Il s'est incrusté. La dame attendait un militaire qui ne tarderait pas à venir. Lui n'en démordait pas. Hussard ou général, une muse pareille n'avait rien à faire avec des gens d'armes. Elle devait, sur-le-champ, tout quitter pour le suivre parce qu'il lui avait crayonné le portrait sur un coin de table, en gage d'amour éternel. Elle a jeté un œil dehors, a réglé et s'est empressée de sortir. Il voulait la suivre. Je l'ai retenu. Elle s'est engouffrée dans une voiture de sport rouge, conduite par un officier des commandos parachutistes qui venait de s'arrêter devant le café.
-T'es dingue ou quoi ? Imagine que son type soit descendu !
-Et alors, où est le problème ? Cette femme était trop bien pour ce con !
-Peut-être qu’elle aussi était très conne ! Tu donnes tes dessins à n'importe qui !
-C'était pas n'importe qui !
-La preuve que si. L'art, elle s'en tape ! Que veux-tu qu'elle fasse d'un déplumé comme toi ! Il faut que tu te trouves une fiancée dans ton univers.
-Elles préfèrent les cons !
-Ouais, finalement tu as raison !
Je ne voulais pas le contrarier. Je l'ai laissé à son demi et suis reparti à ma machine, en sachant qu'à la fin de la journée je le retrouverai au même endroit. Peut-être à une table différente, au cas où il aurait fait une autre tentative d'approche infructueuse. Mais je savais devoir le récupérer dans un état de décomposition avancée. Je lui ai trouvé des acheteurs, qui n'ont pas hésité un seul instant à payer le prix demandé. Il entassait dans son portefeuille tout pouilleux des billets de cinq cents francs. Un total de dix mille francs qu’il comptait bien boire.
Pour lui faire la morale, je lui ai dit :
-Tu devrais t'acheter des fournitures.
-Ouais, faudrait que j'y aille !
La galerie où il exposait, faisait aussi restaurant. C'est là que j'avais dragué Inès. Une salle au rez-de-chaussée, une autre à l'étage, et au second des petites chambres. L’endroit avait jadis été un bordel qui avaient caché des maquisards, parfois d'anciens clients revenaient sur le lieu de leur initiation amoureuse. La maison semblait décalée, comme hors du temps. Une moustache de mafieux, un accent du Sud-Ouest à couper au couteau, Tonton Alain avant de devenir restaurateur et accrocheur de tableaux, avait été routier international. Communiste convaincu depuis toujours, il l'était devenu beaucoup moins après ses voyages.
- Con ! Je roulais pour la Russie. Un merdier pas pensable. Les stations, à essence à des kilomètres, on les sent. Je roulais à l'odeur. Les tuyaux étaient percés et personne pour réparer. Tout le monde s'en foutait. Et moi donc. On en mettait autant dans le réservoir qu'à côté, Putain. Un bordel pas croyable ces routes. Défoncées, verglacées. Des paysages à vous congeler le sang. Un ciel noir. Même la neige était sombre ! Des corbeaux en meutes dans le ciel ! De la taille des aigles d'ici. Ils s'abattent sur vous avant que vous ayez pu imaginer ce qui se passe. La fin du monde c'est en Russie. Qu'est ce que ce couillon de Napoléon est allé foutre là-bas ? C'était évident qu'il s’y serait fait bouffer les couilles. N'importe quel crétin comprend ça. À Moscou, j'avais un bon copain. Avec lui je me soûlais à la vodka et je bouffais le caviar à la louche. Putain, c'était le bon temps ! Je ne déboursais pas un rond. Je lui échangeais tout ça contre des blue-jeans que je récupérais au Secours populaire. Je suis pour l'amitié entre les peuples. Je te refile mes vieux futales et tu me balances la vodka et le caviar ! Putain ! Ça m'a guéri du communisme, du stalinisme, des ismes. Parce que figures toi que je suis l’arrière petit-fils du roi des Tchoutchis. Ouais, monsieur ! Du roi des Tchoutchis. C’est un peuple qui habite le détroit de Bering... C’est Staline qui nous a déporté dans le Caucasse. Et moi, je suis arrivé en France je sais pas trop comment…En tout cas dans les couilles de mon père. Ah, la Russie ! J'aimerais bien y retourner pour pêcher le gros. Les bélugas dans le delta de la Volga. Putain, ça c'est du poisson! Ici, même à la pêche, on peut pas être tranquille. Tiens, pas plus tard que la semaine dernière, j'ai pris trois truites au gave! Bon, d'accord, elles faisaient pas toutes la taille réglementaire. Mais, pas de beaucoup! À part une, qui dépassait et de pas mal! Personne à la ronde! Que des arbres! Ça faisait pas une demi-heure que j'étais là, que les gardes me sont tombés dessus. D'où ils sortaient, j'en sais rien! Ils m'observaient à la jumelle, depuis le pont de chemin de fer! Tu parles que je les voyais pas! Ils les ont mesurées. Eh bien, figure-toi, que c'est avec la plus grosse qu'ils m'ont cherché des emmerdes. « Vous voyez pas elle est plus grosse que la taille réglementaire, je leur ai dit! », « C'est un saumon Atlantique ça monsieur, il m'a répondu! » J'en suis tombé sur le cul. Ils avaient fait un lâcher la semaine passée! Ils n'ont rien dit pour les truites, un demi centimètre! Ils m'ont plombé de mille balles pour le saumon. Alors, tu vois, si je peux aller pêcher dans la Volga, là je suis sûr que personne ne viendra me chauffer. Putain! Pas un coin où tu peux être peinard! Si ça continue, on va te mater dans la culotte, pour savoir si tu bandes au moment où il faut ou pas! Putain!
Ça l'énervait d'autant plus que, d'après lui, une heure de pêche en était une volée au paradis. Il empruntait à Fallet sans citer ses sources, mais comment lui en vouloir. Tonton Alain peut raconter des histoires pendant des heures et tant pis si l'auditeur ne sait plus où il en est. Il raconte, à la manière d'un griot et son œil s'allume de malice. Il ne ment pas. Il invente. La nuance est de taille. Un menteur ment, un conteur conte. Si le mensonge est vulgaire, une belle histoire est pleine de noblesse et de talent. Il était impossible de savoir quand il avait quitté le lit de l'anecdote, pour suivre son propre fleuve, emporté par sa verve. Aucune importance. La seule chose qui comptait, c'était de se retrouver autour d'une de ses recettes mitonnées de longues heures, avec un alcool de poire et un bon cigare en guise de pousse café.
-La vie est trop courte pour se faire chier ! À propos, tu ne connais pas des bons peintres pour exposer ? Des types avec un minimum de talent.
-À la pelle !
-Non, au couteau ou au pinceau ça suffira. Je voudrais pas forcément des types connus. Des nouveautés quoi …
-Quand tu veux ça ?
-Dès demain! Façon de causer !
-Tu prends quel pourcentage ?
-Rien. Con !
-Tu ne réussiras pas à faire des affaires avec moi…
-Je me souviens que je suis juif quand je rentre dans un magasin de vêtements ! Je dis : mon oncle c’est le rabbin. J'ai automatiquement une remise de dix pour cent. Tu vois des fois ça sert cette putain de religion. T’es pas le seul à avoir été baptisé au sécateur ! Putain !
Avec Tonton Alain tout devient loufoque, rien n'est sérieux, ni n'en vaut la peine.
-Et je suis devenu communiste à cause des putains de patrons qui m'en ont trop fait chier ! Pour les emmerder je leur montais un syndicat histoire de passer le temps, mais surtout pour me faire des copains. Tu pars du principe que la moitié de la population est à droite et l'autre moitié à gauche. D'entrée tu donnes la couleur du jeu ! Comme ça tu connais ton équipe et tu sais avec qui composer. On perd moins de temps ! Qui on retrouve à gauche ? Ceux qui n'ont pas un rond ! J'arrive pas à comprendre qu'un type fauché soit de droite. Moi, si j'avais eu du pognon, j'aurais été aussi con que n'importe quel type avec du pognon. C'est simple, à gauche, ceux qui n'ont pas de fric et qui en veulent. À droite ceux qui ont la monnaie et qui ne veulent pas en lâcher. La politique c'est tout ce qu'il y a de plus simple. Bon, il y a des exceptions ! Personnellement j'en connais pas !
Il tirait sur son Cohiba et éclatait de rire.
-Du vrai de chez Fidel ! Quel con celui-là ! Il a transformé son île en Center Park avec interdiction de sortir. Il garde les vêtements dans la penderie et si tu veux te barrer c'est en slip, et les maîtres-nageurs sont des requins. Quel con ! Quand je pense qu'il y a toutes ces petites nanas avec des popotins d'enfer. Nom de dieu… Rien que ça, ça vaut le coup d’être communiste!
Et il pouffait de plus belle.
-Quand j'étais routier, chaque semaine je photocopiais mon mouchard que je faisais certifier conforme à la gendarmerie avant de le rendre au patron. Et s’il m’emmerdait en cas de besoin, au moment où il me virait je réclamais mon dû. Les heures supplémentaires, crois-moi que ça fait un sacré pactole. Une moyenne de deux à trois heures par jour, sur quatre ou cinq ans, le tout à trente-trois pour cent. Là-dessus tu ajoutes les intérêts à cinq voir six pour cent. Un sou c'est un sou, con !
-Finalement, t’es vachement caricatural !
-Et toi putain de raton, je vais aller te dénoncer pour gagner encore plus de fric !
Et en concert, de rire.
-Les youpins ce sont les frères ennemis des crouilles, mais ce sont des frères, avant tout ! À quoi que tu crois que le maigrichon cloué sur ses bouts de bois il ressemblait, à Yasser Arafat ou à Claude François ? Rien n'est sérieux quand tu prévois le pire. Te reste plus qu’à assister au spectacle. Mon père a survécu à la Seconde Guerre en tant que juif. Il s'est caché à Vichy où il jouait comme musicien. Personne ne lui a rien demandé. On n'est jamais mieux caché que dans la tanière du loup, con !
Je lui ai montré quelques photos des pastels de Mollets de coq que j'avais en ma possession. Tous deux sont tombés en sympathie après plusieurs bouteilles mises à mal. Mollets de coq a pris pension dans une des chambres inoccupées de cet ancien bordel où il rentrait aux aurores.
Il atteignait des sommets avec sa façon de peindre à la Rembrandt en une heure un portrait avec un coup de patte à faire pâlir d'envie les plus talentueux. Il s'en souvenait en plongeant les yeux au fond de son verre pour y regarder, nostalgique, son image qui se déformait. La réalité enfonce la tête dans l’infamie. Je m'accrochais à mes rêves, seule bouée de sauvetage. Si lui réussissait à vivre en peignant, pourquoi ne vivrais-je pas de l'écriture. Je n'ai jamais eu de gros besoins, un Lévis, un tee-shirt et des sandales pour l'été. Une chemise, un pull et des godillots pour l'hiver. Je ne me plains pas de mon sort. La plus grande des richesses c'est de pouvoir envisager une autre réalité. Si je ne vis pas de mon rêve, je ne peux pas vivre sans rêver. Seule raison de batailler pour avoir la force de relever la tête et de prendre encore une bouffée d'air pour se maintenir en vie. Un soir, Mollets de coq n'est pas rentré à la galerie-restaurant. Je ne me suis pas inquiété. Il reviendrait le lendemain matin, ou dans la journée, la gueule de travers, la bouche pâteuse, les cheveux en pétard. J'ai appelé Tonton Alain. Lui non plus ne l'avait pas vu de la journée.
-Il a juste pris ses papiers et son fric. Il ne doit pas être loin !
-Hier soir tous les deux on s'est mis une cuite ! Après il devait passer chez toi !
-Bon, écoute, si tu le vois dis lui de m'appeler au boulot ou de me laisser un mot ! Je lui ai trouvé un acheteur pour deux pastels ! Du cash et en liquide, l'affaire est convenue !
J'étais en passe de pouvoir me recycler en marchand de tableaux.
-J'ai un certain talent commercial que je devrais mettre à profit pour me sortir de cette impasse, me suis-je pris à rêver. Mollets de Coq peint et moi je lui écoule sa marchandise. Trente pour cent au passage, à deux on pouvait royalement vivre sur sa production !
Les flics ont ramassé Mollets de Coq sur un banc du jardin public. Un coma éthylique bien profond, avec six grammes d'alcool dans le sang. Trop soûl pour tourner la tête sur le côté. Ça ne pardonne pas. Il s'est noyé dans son vomi. Les flics ont trouvé ses papiers, et une affiche de l’exposition pliée dans sa poche. Ils ont téléphoné à la galerie, pour savoir a qui appartenait le cadavre. Personne n'était plus responsable de lui et depuis longtemps, son cerveau encore moins.
Il avait bien choisi le décor pour tirer le rideau. Un de ces jardins botaniques sublime du XVIIIe siècle. Où, à foison, arbres, plantes vertes, fleurs, volatiles, poissons exotiques ont été concentrés en un seul point. L'idée avait été de reproduire une sorte de nirvana. Des paons y faisaient la roue. Des énormes carpes bleues nageaient sous la surface lisse de l'eau où se reflétait un ciel profond au vertige. Dans cette scène d’olympe, parmi les roses odoriférantes, le chant des oiseaux, l'ondoiement des feuilles de palmier et l'ombre des immenses cyprès, il avait choisi de rester.
Il regrettait le ventre de sa mère, alors il est venu dire ses adieux dans un paradis perdu imaginé par un doux rêveur. Un poète qui devait aussi y croire. Mais lui avait eu les moyens d'ébaucher le début de son rêve. Dans ce lieu, quelqu'un avait pensé tout haut et il l'avait senti. On branche ses antennes pour capter, ou alors il faut rester au garage. S'il est un endroit où se rendre en premier dans une ville qu'on s'apprête à découvrir, c'est au jardin public. S’il est pouilleux, désespérément minable, il faut s'empresser de fuir ce bled ventre à terre. Vous n'y croiserez que de sombres abrutis directement débarqués du bouillon primitif. Si, au contraire, le jardin plaît, on peut envisager de s’y installer quelque temps. C'était une des théories de Mollets de Coq. Il s'y plaisait dans ce parc. À en crever.


Commentaires

Super ce blog que bacase nous a fait découvrir et merci pour ce bel hommage.
J'ai bien aimé votre récit de la fin de Malnuit même si je connais bien la place du kiosque de Saint marcellin où il a terminé pas loin du coin où il était né. Je l'ai connu chez des copains; il était pote avec un autre artiste, dessinateur, un vieux copain écoché vif aussi, Dudu pour les amis, anar vêtu de noir avec qui il cohabitait souvent au milieu des bouteilles. Quand Mazio est mort sur son banc, Dudu était à l'hosto, tombé de son lit au ras du sol, il s'était fracturé le fémur...J'ai acheté un tableau qui m'avait emballé un jour où on était allées voir ses toiles entreposées, si mal , dans une grande maison près du cimetière avec denise et Dudu; on se rencontrait le matin vers 10 heures autour d'un café, c'était l'heure où on pouvait causer de tout et puis voilà, comme disent les copains, le fric du tableau, il l'a bu. Ouais, et alors?...

Écrit par : Baudoin Monique | 05/12/2007

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