03/05/2009
Précis d'humiliation
Par Bernard Noël
Toujours, l’État s’innocente au nom du Bien public de la violence qu’il exerce. Et naturellement, il représente cette violence comme la garantie même de ce Bien, alors qu’elle n’est rien d’autre que la garantie de son pouvoir. Cette réalité demeure masquée d’ordinaire par l’obligation d’assurer la protection des personnes et des propriétés, c’est-à-dire leur sécurité. Tant que cette apparence est respectée, tout paraît à chacun normal et conforme à l’ordre social. La situation ne montre sa vraie nature qu’à partir d’un excès de protection qui révèle un excès de présence policière. Dès lors, chacun commence à percevoir une violence latente, qui ne simule d’être un service public que pour asservir ses usagers. Quand les choses en sont là, l’État doit bien sûr inventer de nouveaux dangers pour justifier le renforcement exagéré de sa police : le danger le plus apte aujourd’hui à servir d’excuse est le terrorisme.
Le prétexte du terrorisme a été beaucoup utilisé depuis un siècle, et d’abord par les troupes d’occupation. La fin d’une guerre met fin aux occupations de territoires qu’elle a provoquées sauf si une colonisation lui succède. Quand les colonisés se révoltent, les occupants les combattent au nom de la lutte contre le terrorisme. Tout résistant est donc qualifié de « terroriste » aussi illégitime que soit l’occupation. En cas de « libération », le terroriste jusque-là traité de « criminel » devient un « héros » ou bien un « martyr » s’il a été tué ou exécuté.
Les héros et les martyrs se sont multipliés depuis que les guerres ont troqué la volonté de domination contre celle d’éradiquer le « terrorisme ». Cette dernière volonté est devenue universelle depuis les attentats du 11 septembre 2001 contre les tours du World Trade Center : elle a même été sacralisée sous l’appellation de guerre du Bien contre le Mal. Tous les oppresseurs de la planète ont sauté sur l’occasion de considérer leurs opposants comme des suppôts du Mal, et il s’en est suivi des guerres salutaires, des tortures honorables, des prisons secrètes et des massacres démocratiques. Dans le même temps, la propagande médiatique a normalisé les actes arbitraires et les assassinats de résistants pourvu qu’ils soient « ciblés ».
Tandis que le Bien luttait ainsi contre le Mal, il a repris à ce dernier des méthodes qui le rendent pire que le mal. Conséquence : la plupart des États – en vue de ce Bien là - ont entouré leur pouvoir de précautions si outrées qu’elles sont une menace pour les citoyens et pour leurs droits. Il est par exemple outré que le Président d’une République, qui passe encore pour démocratique, s’entoure de milliers de policiers quand il se produit en public. Et il est également outré que ces policiers, quand ils encombrent les rues, les gares et les lieux publics, traitent leurs concitoyens avec une arrogance et souvent une brutalité qui prouvent à quel point ils sont loin d’être au service de la sécurité.
Nous sommes dans la zone trouble où le rôle des institutions et de leur personnel devient douteux. Une menace est dans l’air, dont la violence potentielle est figurée par le comportement des forces de l’ordre, mais elle nous atteint pour le moment sous d’autres formes, qui semblent ne pas dépendre directement du pouvoir. Sans doute ce pouvoir n’est-il pas à l’origine de la crise économique qui violente une bonne partie de la population, mais sa manière de la gérer est si évidemment au bénéfice exclusif de ses responsables que ce comportement fait bien davantage violence qu’une franche répression. L’injustice est tout à coup flagrante entre le sort fait aux grands patrons et le désastre social généré par la gestion due à cette caste de privilégiés, un simple clan et pas même une élite.
La violence policière courante s’exerce sur la voie publique ; la violence économique brutalise la vie privée. Tant qu’on ne reçoit pas des coups de matraque, on peut croire qu’ils sont réservés à qui les mérite, alors que licenciements massifs et chômage sont ressentis comme immérités.D’autant plus immérités que l’information annonce en parallèle des bénéfices exorbitants pour certaines entreprises et des gratifications démesurées pour leurs dirigeants et leurs actionnaires. Au fond, l’exercice du pouvoir étant d’abord affaire de « com » (communication) et de séduction médiatique, l’État et ses institutions n’ont, en temps ordinaire, qu’une existence virtuelle pour la majorité des citoyens, et l’information n’a pas davantage de consistance tant qu’elle ne se transforme pas en réalité douloureuse. Alors, quand la situation devient franchement difficile, la douleur subie est décuplée par la comparaison entre le sort des privilégiés et la pauvreté générale de telle sorte que, au lieu de faire rêver, les images « people » suscitent la rage. Le spectacle ne met plus en scène qu’une différence insupportable et l’image, au lieu de fasciner, se retourne contre elle-même en exhibant ce qu’elle masquait. Brusquement, les cerveaux ne sont plus du tout disponibles !
Cette prise de conscience n’apporte pas pour autant la clarté car le pouvoir dispose des moyens de semer la confusion. Qu’est-ce qui, dans la « Crise », relève du système et qu’est-ce qui relève de l’erreur de gestion ? Son désastre est imputé à la spéculation, mais qui a spéculé sinon principalement les banques en accumulant des titres aux dividendes mirifiques soudain devenus « pourris ». Cette pourriture aurait dû ne mortifier que ses acquéreurs puisqu’elle se situait hors de l’économie réelle mais les banques ayant failli, c’est tout le système monétaire qui s’effondre et avec lui l’économie.
Le pouvoir se précipite donc au secours des banques afin de sauver l’économie et, dit-il, de préserver les emplois et la subsistance des citoyens. Pourtant, il y a peu de semaines, la ministre de l’économie assurait que la Crise épargnerait le pays, puis, brusquement, il a fallu de toute urgence donner quelques centaines de milliards à nos banques jusque-là sensées plus prudentes qu’ailleurs. Et cela fait, la Crise a commencé à balayer entreprises et emplois comme si le remède précipitait le mal.
La violence ordinaire que subissait le monde du travail avec la réduction des acquis sociaux s’est trouvée décuplée en quelques semaines par la multiplication des fermetures d’entreprises et des licenciements. En résumé, l’État aurait sauvé les banques pour écarter l’approche d’un krach et cette intervention aurait bien eu des effets bénéfiques puisque les banques affichent des bilans positifs, cependant que les industries ferment et licencient en masse. Qu’en conclure sinon soit à un échec du pouvoir, soit à un mensonge de ce même pouvoir puisque le sauvetage des banques s’est soldé par un désastre?
Faute d’une opposition politique crédible, ce sont les syndicats qui réagissent et qui, pour une fois, s’unissent pour déclencher grèves et manifestations. Le 29 janvier, plus de deux millions de gens défilent dans une centaine de villes. Le Président fixe un rendez-vous aux syndicats trois semaines plus tard et ceux-ci, en dépit du succès de leur action, acceptent ce délai et ne programment une nouvelle journée d’action que pour le 19 mars. Résultat de la négociation : le « social » recevra moins du centième de ce qu’ont reçu les banques. Résultat de la journée du 19 mars : trois millions de manifestants dans un plus grand nombre de villes et refus de la part du pouvoir de nouvelles négociations.
La crudité des rapports de force est dans la différence entre le don fait aux banques et l’obole accordée au social. La minorité gouvernementale compte sur l’impuissance de la majorité populaire et la servilité de ses représentants pour que l’Ordre perdure tel qu’en lui-même à son service. On parle ici et là de situation « prérévolutionnaire », mais cela n’empêche ni les provocations patronales ni les vulgarités vaniteuses du Président. Aux déploiements policiers s’ajoutent des humiliations qui ont le double effet d’exciter la colère et de la décourager. Une colère qui n’agit pas épuise très vite l’énergie qu’elle a suscitée.
La majorité populaire, qui fut séduite et dupée par le Président et son clan, a cessé d’être leur dupe mais sans aller au-delà d’une frustration douloureuse. Il ne suffit pas d’être la victime d’un système pour avoir la volonté de s’organiser afin de le renverser. Les jacqueries sont bien plus nombreuses dans l’histoire que les révolutions : tout porte à croire que le pouvoir les souhaite afin de les réprimer de façon exemplaire. Entre une force sûre d’elle-même et une masse inorganisée n’ayant pour elle que sa rage devant les injustices qu’elle subit, une violence va croissant qui n’a que de faux exutoires comme les séquestrations de patrons ou les sabotages. Ces actes, spontanés et sans lendemain, sont des actes désespérés.
Il existe désormais un désespoir programmé, qui est la forme nouvelle d’une violence oppressive ayant pour but de briser la volonté de résistance. Et de le faire en poussant les victimes à bout afin de leur démontrer que leur révolte ne peut rien, ce qui transforme l’impuissance en humiliation. Cette violence est systématiquement pratiquée par l’un des pays les plus représentatifs de la politique du bloc capitaliste : elle consiste à réduire la population d’un territoire au désespoir et à la maintenir interminablement dans cet état. Des incursions guerrières, des bombardements, des assassinats corsent régulièrement l’effet de l’encerclement et de l’embargo. Le propos est d’épuiser les victimes pour qu’elles fuient enfin le pays ou bien se laissent domestiquer.
L’expérimentation du désespoir est poussée là vers son paroxysme parce qu’elle est le substitut d’un désir de meurtre collectif qui n’ose pas se réaliser. Mais n’y a-t-il pas un désir semblable, qui bien sûr ne s’avouera jamais, dans la destruction mortifère des services publics, la mise à la rue de gens par milliers, la chasse aux émigrés ? Cette suggestion n’est exagérée que dans la mesure où les promoteurs de ces méfaits se gardent d’en publier clairement les conséquences. Toutefois à force de délocalisations, de pertes d’emplois, de suppressions de lits dans les hôpitaux, de remplacement du service par la rentabilité, d’éloges du travail quand il devient introuvable, une situation générale est créée qui, peu à peu, met une part toujours plus grande de la population sous le seuil du supportable et l’obligation de le supporter.
Naturellement, le pouvoir accuse la Crise pour s’innocenter, mais la Crise ne fait qu’accélérer ce que le Clan appelait des réformes. Et il ose même assurer que la poursuite des réformes pourrait avoir raison de la Crise… Les victimes de cette surenchère libérale sont évidemment aussi exaspérées qu’ impuissantes, donc mûres pour le désespoir car la force de leur colère va s’épuiser entre un pouvoir qui les défie du haut de sa police, une gauche inexistante et des syndicats prenant soin de ne pas utiliser l’arme pourtant imbattable de la grève générale.
Pousser à la révolte et rendre cette révolte impossible afin de mater définitivement les classes qui doivent subir l’exploitation n’est que la partie la plus violente d’un plan déjà mis en œuvre depuis longtemps. Sans doute cette accélération opportune a-t-elle été provoquée par la Crise et ses conséquences économiques, lesquelles ont mis de la crudité dans les intérêts antipopulaires de la domination, mais la volonté d’établir une passivité générale au moyen des media avait déjà poussé très loin son plan. Cette passivité s’est trouvée brusquement troublée par des atteintes insupportables à la vie courante si bien - comme dit plus haut – que les cerveaux ont cessé d’être massivement disponibles. Il fallait dès lors décourager la résistance pour que son mouvement rendu en lui-même impuissant devienne le lieu d’une humiliation exemplaire ne laissant pas d’autre alternative que la soumission. Ainsi le pouvoir économique, qui détient la réalité du pouvoir, dévoile sa nature totalitaire et son mépris à l’égard d’une majorité qu’il s’agit de maintenir dans la servilité en attendant qu’il soit un jour nécessaire de l’exterminer.
© Bernard Noël
voila ceki di wiki sur les publications du nobelisable Bernard Noël/......
Chez P.O.L.
La Maladie du sens, 2001
Le 19 octobre 1977, Flammarion, 1979, rééd. 1998
Treize cases du je, 1998
La Langue d'Anna, 1998
Portrait du monde, 1988
La Reconstitution, 1988
Onze romans d'oeil, 1988
Journal du regard, 1988
Le Reste du voyage, 1997
Le Syndrome de Gramsci, 1994
L'Ombre du double, 1993
Chez Fata Morgana
Le tu et le silence, Fata Morgana, 1998
La rumeur de l'air, Fata Morgana, 1986
La moitié du geste, Fata Morgana, 1982
L'été langue morte, Fata Morgana, 1982
D'une main obscure, Fata Morgana, 1980
Le Château de Hors, Fata Morgana, 1979
Une messe blanche, Fata Morgana, 1977
À vif enfin la nuit, Fata Morgana, 1968
Chez d'autres éditeurs
Le Roman d'Adam et Eve, L'Atelier des Brisants, 2001
Magritte, 1998
À côté de pourquoi, Æncrages & Co, 1995
L'Espace du désir, l’Écarlate, 1995
La Maladie de la chair, Petite bibliothèque Ombre, 1995
La Castration mentale, Ulysse fin de siècle, 1994
La Chute des temps, poésie/Gallimard, 1993, ISBN 2-07-032773-6
Le Château de Cène, Jérôme Martineau, 1992
Écrit de la mer, Æncrages & Co, 1991
Les premiers mots, Flammarion, 1990
La rencontre avec Tatarka, Talus d'Approches, 1986
Fables pour ne pas, Unes, 1985
L'enfer, dit-on…, Herscher, 1983
La chute des temps, Flammarion, 1983
Poèmes 1, Flammarion/Textes, 1983
Bruits de langues, Talus d'Approches, 1980
Lecture du chilom, Brandes, 1977
L'Outrage aux mots, Pauvert, 1975
Treize cases du je, Flammarion, 1975
Le Dictionnaire de la Commune, Hazan, 1971 (Flammarion, coll."Champs", 1978, 2 vol.)
La face de silence, Flammarion, 1967 (Prix Artaud)
Extraits du corps, Minuit, 1958
Les yeux chimères, Caractères, 1953
Œuvres poétiques [modifier]
Aux éditions de la galerie Remarque
D'un regard l'autre ill Paul Trajman
Extraits du temps ill Leonardo Rosa
Lettre verticale ill Leonardo Rosa
Aux éditions Unes , éditions de tête et éditions courantes
Fable pour cacher,1982. ill Serge Plagnol
L'air est les yeux,1982.ill. J. Voss
A partir de la fin, 1984.
La vieille maison, 1984. ill. Serge Plagnol
Fable pour le vent, 1985.ill. J.J. Ceccarelli
Fables pour ne pas, 1985.ill. G. Pastor
Carte d'identité, 1986. ill. C. Deblé
Fenêtres fermées, 1987. ill. C. Deblé
Extraits du corps, 1988. ill. G. Pastor
Le Lieu des signes, 1988. ill. J.J. Ceccarelli
La grille du temps, 1995. ill. Olivier Debré
Où va la poésie? 1997.
Vers Henri Michaux, 1998.
Correspondances, 1998. ill. C. Reins et Fred Deux
Petit traité du tu, 1998. ill M. Latil
Aux éditions de la Canopée
L'Ombre du double ill. par Thierry Le Saec
Aux éditions A Travers
Un silence lapide ill. par Jacques Clauzel
La Chute des temps
L'Eté langue morte
La Moitié du geste
La Rumeur de l'air
Sur un pli du temps
Le Syndrome de Gramsci (1993)
La Langue d'Anna (1998)
Aux éditions L'Atelier des Brisants
Onze Voies de fait / Héloïse et Abélard (2002)
Aux éditions Fissile
Sonnets de la mort (2006)
Livres d'art [modifier]
Aux éditions Belfond
Les peintres du Désir
Aux éditions Flammarion
David, Paris (1989)
Aux éditions galerie Remarque
livre d'artiste ill Paul Trajman D'un regard l'autre
livre d'artiste ill Leonardo Rosa Extraits du temps
livre d'artiste ill Leonardo Rosa Lettre verticale
Aux éditions Unes
(tirages de tête et éditions courantes)
Fable pour cacher,1982. ill Serge Plagnol
L'air est les yeux,1982.ill. J. Voss
A partir de la fin, 1984.
La vieille maison, 1984. ill. Serge Plagnol
Fable pour le vent, 1985.ill. J.J. Ceccarelli
Fables pour ne pas, 1985.ill. G. Pastor
Carte d'identité, 1986. ill. C. Deblé
Fenêtres fermées, 1987. ill. C. Deblé
Extraits du corps, 1988. ill. G. Pastor
Le Lieu des signes, 1988. ill. J.J. Ceccarelli
La grille du temps, 1995. ill. Olivier Debré
Où va la poésie? 1997.
Vers Henri Michaux, 1998.
Correspondances, 1998. ill. C. Reins et Fred Deux
Petit traité du tu, 1998. ill M. Latil
Aux éditions l'Entretoise
livre d'artiste ill. par Bernadette Griot-Cullafroz
Extraits du corps
Aux éditions de la Canopée
livre d'artiste ill. par Thierry Le Saec L'Ombre du double
Aux éditions Le silence qui roule
Dans l’écart, Collectif, ill. de Marie Alloy.
voir l'ouvrage (diffusion Art Point France)
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