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10/02/2009

SŒUR PERDUE

Soeur perdue


Une nouvelle de Mouloud Akkouche


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Un sac en bandoulière, Béatrice sortit de la gare. L’air était très lourd. Elle jeta un bref coup d’œil sur les collines et la rivière asséchée puis gagna un abri à autocars. Le prochain départ prévu deux heures plus tard. Elle remonta la rue principale. Son estomac se noua. Pas du tout envie de croiser certaines personnes… Elle prit une ruelle sur la droite et se hâta.
Sur la nationale, elle ralentit le rythme et se détendit. Douze kilomètres la séparait du village. Un moteur ronronna et elle leva le pouce. Le conducteur accéléra en la reconnaissant. Elle ôta son blouson qu’elle roula en boule dans le sac et reprit la route, T.Shirt collé au dos et nuque brûlante.
Une voiture freina d’un coup sec. La radio allumée à fond. Un jeune type au crâne rasé la dévisageait. Son sourire dévoila un piercing à la langue.
-Tu me reconnais ?
- T’as le permis toi maintenant ?
Il baissa le son.
-Je t’emmène.
Elle monta. L’habitacle empestait la sueur. Il démarra dans un crissement de pneus.
-C’était comment ?
Elle soupira.
Quinze jours avant, elle sortait de prison. Seule dans une ville inconnue avec quelques billets en poche. Et plus du tout envie de remonter sur un braquage. Après avoir trouvé un hôtel minable, elle poussa la porte de plusieurs boîtes d’intérim, sans succès. Mais chaque jour, on lui proposait de vendre son cul ou de la came. Elle quitta la ville.
-Tu veux pas en parler ?
Il dévorait des yeux la poitrine de Béatrice.
-La route, c’est devant.
Elle pencha la tête dehors, cheveux plaqués contre le visage, paupières closes et bouche ouverte. Elle poussa un cri et tendit l’oreille. Pas un bruit. Elle gueula plus fort. Les falaises lui répondirent. Elle sourit.
-Dépose-moi là.
-Tu veux pas que je t’emmène là-haut?
Elle claqua la portière.
*
Le cimetière était désert. Elle s’accroupit devant la tombe : Le Boiteux 1901-2007. Elle avait gardé toutes ses lettres. Le seul à lui avoir écrit.
Le jour où elle débarqua à ‘’La ferme des Pierres‘’ avec une éducatrice, il la détailla des pieds à la tête et lui tourna le dos. « Tu peux pas avoir de gosses, c’est comme ça ! engueula-t-il ma future mère, pourquoi t’es allé adopter cette gosse-là qui parle même pas notre langue ? Une gitane amnésique trouvée sur la route ».
Il en voulait à sa fille d’avoir forcé le destin. Des mois durant, il ignora l’adoptée, refusa de manger à la même table qu’elle, ne lui adressait jamais la parole. Jusqu’au moment où elle déboula dans la cuisine, une perche de 24 cm à la main. Dès la sortie de l’école, elle le rejoignait dans sa maison isolée à l’orée d’une chênaie. Le bougon solitaire l’emmenait à la chasse et la pêche. Elle assimilait très vite les noms des animaux, des fleurs, des arbres, connaissait la moindre sente, lisait les traces sur le sol, interprétait vents et nuages, déchiffrait les vols d’oiseaux... Rien ne lui échappait. Le boiteux, soulagé de transmettre ce que sa fille méprisait, lui légua un héritage de gestes et sensations. Le seul à pouvoir lui arracher des sourires.
Un matin d’hiver, tous deux chassaient sous la pluie. Après des heures, trempés jusqu’aux os, ils réussirent enfin à localiser un chevreuil au bord de la rivière : très jeune. Il leva la tête, pattes tendues. Ses nasaux frémissants sondaient l’air. Il bondit et courut. Ils se lancèrent à sa poursuite. Soudain, talonné par les chiens, l’animal se roula frénétiquement sur le sol. Les aboiements très près. Il se releva et reprit sa course, le corps couvert de boue. Truffes au sol, les chiens reniflèrent. En vain. Il ne pouvait être loin. Légèrement en hauteur, Béatrice et Le Boiteux examinèrent chaque bosquet. Les chiens piétinèrent sans succès. « Je le vois ! » murmura-t-elle, l’index replié sur la détente. Son premier gros gibier. Le vieil homme leva le canon et la balle se perdit dans les frondaisons. Elle se fâcha. Il siffla les chiens avant de tourner les talons sans explication. Le chevreuil rejoignit ses congénères. Jamais Béatrice ne comprit le geste du Boiteux.
Deux mois plus tard, il se barricada avec son fusil de chasse, prêt à défendre sa peau contre des ennemis invisibles, ennemis dégueulés par le passé. Il tirait au moindre mouvement. Béatrice, seule autorisée a pénétrer dans l’étable, réussit à le calmer. Fusil cassé en deux sur l’avant-bras, il sortit sous l’œil des gendarmes. Pour finir dans une maison de retraite.
Et elle commença à dégringoler.
*
Elle les retrouva comme elle les avait laissés. Son père, attablé devant un journal ouvert, et sa mère, l’œil dans le vague, assise dos à la cheminée. Pas l’air surpris. Son arrivée avait dû déjà faire le tour du village.
Après un échange de regards gênés, elle posa son sac et les embrassa.
-Quatre ans, souffla sa mère, c’est long…
-Tu paieras pas plus cher assis, fit son père.
Elle s’installa sur le banc.
La cafetière siffla sur la gazinière. Sa mère se leva aussitôt et éteignit le feu.
-Ma fille, répéta-t-elle en lui tapotant la main, ma fille… Tu es revenue.
-Quoi de neuf ici ?
-Que du vieux, souffla sa mère.
Béatrice détestait cette phrase.
-Regarde-moi un peu. Qu’est-ce que tu as changé ! Une vraie femme. Encore plus belle que sur la photo du journal.
Elle désigna un cadre posé sur un meuble : Béatrice à 15 ans sur la première marche d’un podium, une médaille autour du cou. Visage fermé.
-Tu vas faire quoi maintenant ?
Elle se tourna vers lui. Pas de réponse. Cette interrogation ne l’avait pas effleurée. Trop préoccupée à larguer le passé, elle n’avait pas songé au reste… Et au lendemain…
-Elle vient à peine d’arriver. Laisse-lui le temps de reprendre ses marques.
Béatrice la remercia d’un hochement de tête.
-J’ai pas pu ouvrir la maison du boiteux. Vous avez changé les serrures ?
Son père marmonna :
-On l’a vendue.
Elle pâlit.
-Pourquoi ?
-Pas le choix.
-Qui l’a achetée ?
-Un type de la ville. Il est venu qu’une fois. Il a tout laissé en état. Je crois qu’il va en faire un gîte.
-Le Boiteux est mort comment ?
-De sa belle mort, répondit sa mère.
-Comment ça ?
-Ben, il est mort dans son sommeil…
Béatrice se rappela sa dernière lettre.
‘’ Dans cet hospice de merde, même le ciel n’a plus d’odeur. ‘’
-Tu dois mourir de faim.
Pendant le repas, son père lui expliqua que, trop vieux, il ne pouvait plus s’occuper de l’exploitation. Sa voix tremblotait. Il baissa les yeux. Sa mère semblait soulagée, elle avait toujours détesté le travail de la terre. Ils voulaient vendre et prendre un appartement pour leur retraite. Bien sûr, elle pourrait les suivre.
Sans un mot, Béatrice se leva et alla devant la fenêtre. Le cèdre du Liban avait beaucoup plus résisté que les autres arbres. La fierté du Boiteux.
- Je voudrais reprendre l’exploitation.
Son père sourit.
*
La porte ne résista pas au coup de pied. Elle reconnut aussitôt l’odeur. La cave était toujours aussi encombrée. Elle grimpa l’escalier. Beaucoup de meubles avaient disparu. Pas le fauteuil abîmé devant la cheminée, le fauteuil où elle lui racontait ses cauchemars : les gosses -toujours- sans regard, le blond frisé jouant du saxo au bord d’une piscine, le type lui donnant des coups dans une caravane. Elle n’en avait parlé qu’à lui.
Les têtes de sangliers fidèles au poste à l’entrée de la cuisine. Comme à chaque fois, elle les salua d’une geste machinal avant d’entrer. Rien n’avait bougé.
Elle s’assit à sa place habituelle : face au siège du Boiteux. Elle ravala une larme. Après un rapide tour de la maison, elle monta au grenier.
Personne d’autre qu’elle ne connaissait sa cachette. « Quand je serai mort, tu pourras aller voir. Pas avant. Tu me le promets ? ». Elle poussa un meuble et s’ agenouilla. Les lames ôtées, elle plongea la main et remonta une boîte en métal.
Après une hésitation, elle l’ouvrit. Ses médailles de guerre, des photos de son épouse, lui au volant de son premier tracteur. Beaucoup de lettres à sa femme, la plupart pendant la seconde guerre. Allait-elle les donner à ses parents ? Pendant qu’elle les rangeait, une enveloppe plus récente attira son attention. Elle lui était adressée, l’expéditeur ne lui disait rien. A l’intérieur : une lettre et une photo. Une gamine de six sept ans, sourire aux lèvres, portait un bébé. Près d’elle, un panneau de signalisation avec un nom de village.

15 juin 1995
Délia,

Autant commencer par ça : votre vraie prénom est Délia. Je ne connais pas votre nom. Il ne reste plus de votre passé que cette photo de vous trouvée dans vos vêtements. Vous ne vous en sépariez jamais, même pour dormir. Difficile de remuer ce passé…
Vous avez été retrouvée le 6 mai 1986 par l’un de nos employés près de la clinique. Fauchée par une voiture, vous étiez grièvement blessée. Pendant une semaine, votre père et les autres membres de votre groupe ont fouillé partout et interrogé les commerçants. Une femme est venue me voir à la clinique ; elle répétait : « Délia, Délia ». Cette femme était debout devant l’entrée, votre chambre au-dessus d’elle. Une petite fille l’accompagnait, elle vous ressemblait beaucoup. Je lui ai répondu que je ne vous avais jamais vue. Quelques jours plus tard, tous levaient le camp. Sans même une main courante à la gendarmerie.
A l’époque, le patron de la clinique avait un ami dont le fils requerrait en urgence d’une greffe de rein. Quand il a su qu’une gosse du voyage sans identité était arrivé dans le coma, il m’a demandé de prendre un rein et le greffer sur le fils de son ami. Je vous mentirai en disant que j’ai hésité longtemps. Non, j’ai tout de suite accepté quand il m’a annoncé la somme pour l’intervention. Je ne pensais qu’à ouvrir ma future clinique. Bref, 14 jours après l’opération, nous vous avons endormie et déposée sur le bord d’une route. Le lendemain, un article de la presse local annonçait que vous aviez été trouvée par des chasseurs et confiée à la DASS. Entre temps, j’ai ouvert ma clinique dans une autre région. Quelques années plus tard, j’ai vu un reportage télévisée sur l’athlétisme. Jamais je n’aurais pu vous reconnaître. Mais votre mère adoptive raconta au journaliste votre trajectoire et j’ai tout de suite compris. Aucun doute. Après des mois d’hésitation, j’ai fini par venir dans votre village. Je vous ai vu plusieurs fois mais jamais je n’ai osé vous parler. Incapable. Aujourd’hui, sur mon bateau loin de tout et près de la mort, je veux que vous sachiez la vérité. Je vous ai sauvée après l’accident pour, deux jours après, voler votre rein et votre mémoire. Maintenant vous savez tout Délia.
Vous trouverez ci-dessous le nom et l’adresse de l’homme qui vit avec votre rein. Même si cette greffe lui a évité une mort certaine, il n’a aucune responsabilité dans cette affaire. Le seul vrai responsable de ce crime c’est moi. Si je n’avais pas accepté, jamais vous n’auriez subi ce prélèvement sauvage.
Bien sûr, je suis conscient que cette lettre et ce chèque n’effaceront rien du tout. Rien ne pourra remplacer un rein arraché à une petite fille. Je le sais bien.
Bernard Lefort

Adossée au mur, elle lut et relut la lettre. Abasourdie. La photo à ses pieds, retournée sur le parquet. Pourquoi le Boiteux lui avait-il caché ce courrier ? Sans doute par peur de la perdre. Elle lui en voulait d’avoir décidé à sa place.
La colère monta d’un coup. Aujourd’hui, ses fantômes portaient des noms. Elle grimaça et ferma le poing. Le chirurgien, trop facile de pleurnicher, boufferait le chèque et la lettre. Ensuite elle irait cracher sa douleur au transplanté. Elle les haïssait tous, lui et tous les autres qui lui avaient volé un rein et dévié le cours de son histoire. Plus question de souffrir seule. Elle hurla, cris mêlés de rage et douleur. Impuissance. Elle boxa un placard.
A bout de souffle, elle se laissa tomber sur un fauteuil. Elle resta un long moment immobile. Remonter jusqu’à cette gamine sur la photo ? Se retrouver ? Tirer un trait sur le passé ? Se venger ? Trop abattue pour prendre une décision. Jamais aussi coincée.
Elle comprit le geste du Boiteux.


La dernière parution de Mouloud.
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Et un petit morceau musical de la petite famille Rodinka de Limoux, de Drahomira qu'on croirait directement sortie d'un film d'Emir Kusturica...




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