22/05/2007
Les fabuleux dessins de Pierre Ballouhey
Un enfant de coeur (extrait)
Marguerite ne perdait pas une miette de mon récit, cela devait lui sembler si abracadabrant. Elle n’a pas eu besoin de me prier pour que je continue mes explications. Parfois elle me disait :
— Bon, tu me diras le reste demain.
Alors j’attendais avec impatience de la revoir pour lui raconter la suite. Une soirée sans Margueritte me paraissait longue.
— Alors t’es prête à entendre la suite, je lui demandais.
— Oui, allez vas-y…
— Au village, à la fin de ma première année scolaire, j’ai eu droit à un prix d’acrobatie. Tout le monde a ri, sauf moi. Je l’ai déchiré leur prix. L’institutrice a prétendu qu’il valait mieux m’avoir comme cireur de parquet et que j’allais coûter cher en fonds de culotte à mes parents. Je passais plus de temps sous la table que dessus. Je ne comprenais pas encore qu’il fallait rester toute la journée sans bouger. Lors d’une inspection, elle nous a fait un cours sur la pomme. À la mienne, il ne restait que le trognon. J’ai su rapidement lire et écrire, alors je suis passé dans la classe des grands. En écoutant leurs leçons je m’ennuyais moins.
En attendant que passe la journée, je regardais dans la bibliothèque, une grande armoire aux portes vitrées. S’y entassaient les éprouvettes, les flacons de couleur, les bocaux contenant, conservés dans le formol, crapauds, vipères, couleuvres, courtilières. Des boîtes, aux couvercles transparents, renfermaient la collection d’insectes exotiques : mygales, papillons verts et jaunes, phosphorescents, poilus, monstrueux, carnivores, capturés à l’autre bout du monde, dans des expéditions meurtrières au fond d’une jungle impénétrable. Je tremblais de frayeur de savoir qu’un jour ces monstres pourraient retirer l’aiguille qui les perforait de part en part et les clouait sur le support de liège.
Une mouette, toutes ailes déployées, prenait son éternel envol au-dessus de ma tête. Elle était venue, lors d’une violente tempête, mourir de ses blessures dans la cour de l’école. Elle demeurait figée, posée là-haut sur le meuble. Je la regardais en imaginant que, moi aussi, je saurais voler bien que n’ayant pas d’ailes, je parcourrais le monde. L’école ne m’a jamais plu, je n’aimais que le dessin, les voyages et les histoires dans les livres, le reste m’ennuyait. Le calcul mental m’amusait aussi. Je répondais souvent le premier.
Même le Père, qui ne savait ni lire ni écrire, comptait avec ses doigts. Il rabattait de la main gauche le petit doigt de la main droite, pour un, et finissait par le pouce pour cinq. Il a appris ainsi. Le Père m’avait demandé de lui enseigner à écrire son nom, juste cela, pas plus.
Lui, qui de sa vie n’avait jamais connu que la pelle et la pioche avec ses larges mains de bois, suait et s’escrimait à poser les lettres les unes derrière les autres, en essayant de tenir un porte-plume. Il voulait apprendre la graphie de son nom, au lieu de paraître idiot et de tremper le doigt dans l’encre pour signer. Il s’appliquait des heures à recopier la même lettre de gauche à droite. Ne l’intéressaient que celles nécessaires à son projet. Je passais ces moments à côté de lui. Je lui tenais la main pour qu’il les dessine correctement et qu’apparaisse le miracle. Alors, heureux, il prenait sa feuille, se massait le front et la regardait comme pour se venger de son destin. Il pliait les papiers soigneusement et les rangeait au fond de sa veste en velours.
Ce sont les seuls instants de sérénité que j’ai gardés de lui. Il aurait tant voulu apprendre ce qu’on nous enseignait à l’école. Il était fier que je connaisse cela et désirait que j’étudie pour lui. Son existence ne valait pas un coup de trique. La souffrance l’avait poursuivi partout. Il était plus résigné que jamais, comprenant que ses enfants, simplement parce qu’ils lisaient et écrivaient, en savaient déjà plus et s’en sortiraient mieux que lui qui avait traversé tous les coups fourrés de la vie. Il pleurait en regardant son nom écrit de ses propres mains.
Quand on m’a demandé de remplir la fiche pour le recensement je n’ai pas su répondre. Pourquoi on me posait des questions pareilles ? Je ne connaissais ni l’âge ni le lieu de naissance du Père. Je pensais encore que j’allais me distinguer si je demandais ce qu’il fallait inscrire. La seule chose que je pouvais dire c’est que je porte le même nom que lui. Personne ne l’appelait jamais par son nom. Personne ne le connaissait, pas plus que son prénom. On le surnommait Bibi, c’est le diminutif de bicot, c’est tout. À peine si l’on savait d’où il venait. Mais il ne voulait pas y retourner, il avait assez bourlingué, qu’il disait. Alors, il avait posé sa musette dans ce coin de terre, pensant qu’il ne pouvait plus rien changer à son destin. On ignorait son âge exact. Un médecin avait inscrit une date, et un sergent recruteur donné un nom au hasard de l’orthographe, et au suivant. On ne savait rien de lui, sinon qu’il parlait avec un accent difficilement compréhensible.
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Commentaires
Bonjour,
Tandis que l'espoir renaît au Moyen-Orient, tandis que certains attisent la peur avec la menace de "vagues d'immigration" incontrôlées, tandis que se joue et se rejoue le mauvais feuilleton de « l’identité nationale »...
les éditions Sarbacane publient un livre événement, crucial – nécessaire. L'adaptation, en BD, du best-seller de Yamina Benguigui, Mémoires d'immigrés :
Les Mohamed de Jérôme Ruillier (communiqué de presse en pièce jointe)
Un roman graphique poignant qui replace dans sa justesse et son humanité l'immigration en France, racontée sous forme de témoignages.
En espérant que ce livre retiendra toute votre attention.
Dans l'attente de vos nouvelles,
Bien cordialement
________________
Ania Bouhaddi
P/o Anaïs Malherbe
Éditions Sarbacane
35, rue d'Hauteville
75010 Paris
01 42 46 45 04
Écrit par : Bouhaddi Ania | 29/03/2011
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