18/05/2012
Passage des Indes...
Une critique de Mustapha Harzoune sur Passages des Indes
"Alors ne raconte que ce que tu vois, pas ce que tu penses. En Inde, tu penses mal. Tu crois savoir et tu ne sais rien, tu crois deviner et il n’y a rien à comprendre. Il faut accepter les choses telles qu’elles sont". Voilà le conseil d’une certaine sœur Dolorès qui a derrière elle quelques décennies indiennes et la responsabilité d’un orphelinat du côté de Pondichéry. Elle s’adresse au narrateur, fraîchement débarqué dans la péninsule et qui s’est toqué de tout noter de son séjour.
L’Inde offre, ad libitum, de quoi titiller les babas, les bobos, les dévots et les cagots. Entre le sous-continent indien et l’Europe, c’est le grand écart culturel, de quoi se provoquer quelques élongations à l’encéphale et ruptures de jugeote. Le grand écart ou plutôt les grands "écarts" des cultures pour emprunter au sinologue François Jullien. Il s’agit alors de décentrer le regard, de se mieux connaître à travers la culture (et les mots) de l’autre, de mesurer les singularités ou les manques de chacun. L’Inde façon Saïd Mohamed c’est plutôt la version Jullien que l’exotisme consumériste, capable de tout attraper et de ne rien retenir. En goguette de l’autre côté de la planète, Saïd Mohamed se montre disponible à l’autre, mais sans compromissions. Il écoute, échange, s’imprègne même sans pour autant disparaître et se renier. Les transformations adviennent sur l’existant, "au gré" (encore Jullien), ou presque, car le premier choc est rude.
Qu’il évoque les grands thèmes (la mort, la souffrance, le sacré, le temps…) ou la banalité du quotidien, il le fait sans enjoliver, sans rajouter une dose de mystère ou de mysticisme, brut de décoffrage. Pour le coup, le parpaillot est bien au diapason de la dévote Dolorès.
Le bonhomme est coutumier du fait. Depuis 1997, il a écrit pas moins de cinq romans où à travers son parcours il raconte l’histoire de ses contemporains. De l’autofiction "extravertie" pour reprendre le terme de l’universitaire américaine Laura Reeck. Autrement dit, il n’écrit pas pour se gratter le nombril mais pour dire ce qu’il en est de notre monde - et sans salamalecs ! C’est tout son charme et son talent. Encore faut-il aimer le vitriol…
Alors, quand à l’occasion d’une mutation professionnelle, il pose ses valises du côté de Pondichéry, c’est sûr ! son regard verra et sa plume dira des choses différentes de ce que l’on peut trouver dans bien des guides ou des récits pour touriste goguenard et attrape-tout. Lui, au moins, vous sort des sentiers battus, des tralalas, des visites obligées et des scènes convenues.
L’Inde ça commence mal ! Dès la sortie de l’aéroport, le narrateur s’étonne de voir "des quidams accroupis" et "rachitiques" qui "répandent le contenu de leurs entrailles" à même les trottoirs pour le bonheur "de petits cochons noirs" qui "finiront à leur tour dans l’estomac des chrétiens autochtones". Les corbeaux envahissant sont nourris par les croyants hindous qui voient en eux des "augures de bonnes nouvelles" : "Croire que cette valetaille aux manières et à la défroque de loubard annonce la bonne nouvelle, prouve la crédulité des humains". Sans appel.
Et le nouveau venu de déplorer la fringale insatiable des moustiques, les dangers de l’eau et la saleté qui suinte de partout, les rues bruyantes et grouillantes, transformées en ménagerie pour vaches, cochons, poules, canards, coqs, buffles, pigeons, singes, les remugles de sueurs, de déjections humaines et animales, le parfum des curry omniprésent… Mais au moins avec ce voyageur-narrateur on croise des familles d’intouchables, on côtoie mendiants et lépreux, on passe un moment dans une salle de cinéma, film Bollywood garanti : romantisme dégoulinant et sensualité bien trop suggestive à l’écran pour une jeunesse à la libido bridée. On se retrouve au cœur d’un mariage où le Blanc fait figure de porte-bonheur. Au marché aux poissons, les femmes vendent leur camelote à même le sol. L’orphelinat de sœur Dolorès ne manque ni de surprises ni d’enseignements. Ajoutez un petit tour aux urgences ou dans un commissariat… Tout cela ne manque pas de surprendre ou d’étonner comme ces scènes rapportées dans les gares, les trains ou les bus qui "non contents de rouler à tombeaux grands ouverts sur des chaussées défoncées, se tirent la bourre".
Monsieur Mohamed, citoyen français, découvre l’exil, "ressentant ce que peut ressentir un étranger dont la civilisation d’origine est à l’opposé de celle dans laquelle il se trouve parachuté. (…) Plus rien n’a de sens". "Tout le vernis s’effrite, tombe. Rien ne résiste à ce maelström". "La raison, le cartésianisme, il est urgent d’en faire un paquet juste bon pour la déchetterie. Ça, c’était l’autre civilisation, cela n’a plus cours en ces lieux." Les expatriés eux font de la résistance. Déjà égratignés du côté de Shanghai par Stéphane Fière (Double bonheur, Métaillé 2011) ici, ils sont ramenés à leur centre d’intérêt quasi exclusif : "le niveau des revenus détermine le statut, selon le cas vous êtes expatrié ou émigré".
Il faut de la persévérance et de la disponibilité pour "inventer de nouveaux repères", se rendre compte qu’"ici tout est possible". Que "ça fonctionne malgré le foutoir." Mais il faut du temps pour cela et éviter le "syndrome indien", ne pas "être trop confiant", "éviter de baisser la garde". "Ici, on est simplement différent. On vous regarde comme un être différent." Même la peur peut s’apprivoiser et devenir "un jeu qui fait la différence entre ce pays où le danger n’a pas été banni de l’existence et le quotidien lissé de l’Europe où les êtres vivent avec la peur vissée au fondement. La peur du lendemain, la peur du chef, la peur de leur ombre, la peur de la vie. Ils tremblent sur la mise en scène de la peur en fond d’écran cathodique où beuglent les sirènes affolées de la police, des ambulances, des pompiers. (…) Ici, on sait qu’on vit chichement, alors on crève humblement."
Ce Passage par les Indes, "c’est un déplacement de soi vers soi, un glissement, un élargissement des valeurs, comme si l’on ouvrait une nouvelle paire d’yeux restés clos jusqu’alors." Comme dit Mohamed Dib : "L’exil nous fait moins étranger au monde". Et à soi.
Mustapha Harzoune
Saïd Mohamed, Passage des Indes, Artisans-Voyageurs Éditeurs, 2012, 132 pages, 14 €
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