20/10/2009
Dans une démocratie couchée....
Combien coûte un intellectuel assis ?
Par Mouloud Akkouche
Traqué à ses débuts dans les cours de collège, il doit fermer sa bouche, baisser la tête et raser les murs. Au lycée, ça va un peu mieux. Parfois, il se fait remarquer avec un mégaphone pendant des luttes politiques, durant le cours de philo et lors de débats avec des intervenants invités par les profs. Puis, le bac en poche, il décide d'entrer à l'université, Sciences Po, Normal Sup ou dans d'autres grandes écoles de la République.
A ce moment là s'opère un changement car les cartes sont redistribuées.
N'en déplaise à ceux qui occultent l'existence de classes sociales, il y a l'étudiant obligé de trimer pour remplir le frigo et l'autre, débarrassé de toute contingence matérielle. Celui concentré sur un cours passionnant autour de l'œuvre de Deleuze et son voisin de banc qui, de temps en temps, se laisse distraire par sa facture d'électricité impayée planant au-dessus de l'amphi. Même sans empêcher les relations humaines, les barrières sociales n'ont pas disparu, juste devenues moins visibles. Surtout dans les sphères intellectuelles, artistiques et politiques.
Un savoir peu monnayable qui fait honte
Des années plus tard, ce brillant étudiant se retrouve sur le marché du travail. Tant de labeur enfin récompensé. Pas du tout ! Il est montré du doigt comme dans la cour du collège. Improductif ! Pourquoi avoir perdu autant de temps sur les bancs de la fac. Fallait prendre une filière plus courte et efficace sur le plan professionnel. Et toujours quelqu'un lors d'une soirée pour balancer la fameuse phrase -citée de mémoire- d'Audiard :
« Un intellectuel assis va moins loin qu'un con qui marche. »
Qui dénigre cet étudiant à peine sorti de l'université ? Le citoyen lambda, la classe politique, les journalistes, les humoristes, certains slammers se targuant de ne jamais ouvrir de livres, les trolls frustrés agrippés à leur clavier… D'un seul coup, cet étudiant sérieux et ayant dédié une grande partie de sa jeunesse à des études très poussées se retrouve démuni. Un énorme travail réduit à néant.
Peu à peu, il va rejoindre la cohorte -nommée ainsi par deux auteurs- des « intellos précaires ». Souvent honteux de posséder tant de savoir, un savoir plus tellement monnayable à l'heure actuelle. Pas le seul dans son cas. De plus en plus rares, les diplômés en sciences humaines trouvant une place à la hauteur des recherches effectuées. Que deviennent-ils ?
Aigris ou -et- confinés dans un rôle sans aucun rapport avec leurs études. Par dépit, quelques-uns passeront de la matière grise à grisée… et finiront poète ou alcoolique. Ou les deux. Aimeraient-ils troquer tout leur savoir contre un dixième de reconnaissance public d'un Cauet ou Arthur ? Cela dit, le tableau n'est pas si noir car un certain nombre d'entre eux dégotent des boulots dans l'édition ou la presse audiovisuelle. Pas mal aussi sur Internet. Tout n'est pas perdu pour tout le monde.
Force est de reconnaître que les intellos issus de ces « usines à penser » sont parfois caricaturaux et frôle même le pathétique. Un chroniqueur de France Culture, évoquant un débat filmé à Beaubourg, avait dit : « Il y a donc eu une captation de cet événement. » Captation est sans doute le terme adéquat mais pourquoi ne pas être plus simple. D'autres chroniqueurs parlent de commettre un livre ou encore pire : un opus. Voilà que je me mets aussi à les dénigrer !
Sans doute suis-je aussi perméable que la plupart d'entre nous à la simplification à outrance du langage. Après tout, chaque corps de métier possède sa terminologie spécifique. Pourquoi pas les milieux culturels ? Quand un auteur ou un journaliste -souvent à la bourre- lâche « Faut que je ponde 8000 signes pour demain ! », le néophyte ouvre des yeux ronds.
Un investissement à long terme
Même si le ton de quelques chroniqueurs m'agace, je reste persuadé que France Culture est une radio vraiment importante, une radio enviée par nombre de pays. En espérant que la direction de Radio France, malgré le diktat des impératifs financiers, lui accordera toujours une grande attention. Nous avons besoin d'elle et des autres radios publiques qui peuvent d'ailleurs allier populaire et qualité. Gosse, mon père m'obligeait à écouter Radioscopie de Jacques Chancel sur France Inter en affirmant :
« Je comprends presque rien de ce qui se dit mais je suis sûr que c'est bon pour toi. »
Pourtant l'ouvrier analphabète aurait pu décréter que ces blablas radiophoniques n'avaient aucun intérêt concret. Pas des paroles qui remplissent un caddie au supermarché. Cette émission de Jacques Chancel serait aujourd'hui taxée d'intello et reléguée au cœur de la nuit. Grâce à ce rendez-vous quotidien, j'ai pu écouter Jacques Brel, Yehudi Menuhin, le professeur Barnard… La liste est longue. Chaque jour, un univers inconnu se glissait dans mon oreille. Combien d'autres élevés aussi en partie par la radio publique ?
Bien sûr, certains rétorqueront que les intellos dans leur tour d'ivoire sont loin des préoccupations des vrais gens. Qui sont d'ailleurs ces vrais gens ? Existent-ils des fausses gens ? Ce discours tendant à ridiculiser le moindre penseur, où toute tentative de réflexion approfondie, est extrêmement dangereux. Comme beaucoup d'entre nous, je sombre aussi de temps en temps dans cette facilité. Pourquoi ? Paresse intellectuelle ou manque de curiosité ? A cause de la fatigue du boulot, la famille, les soucis… Ou de plus en plus écrasés par le discours ambiant cherchant à tout niveler.
Evidemment, il ne s'agit pas de rejeter toute la culture de divertissement, le foot -que j'aime bien suivre- ni d'obliger qui que ce soit à lire en boucle « La Société du spectacle ». La culture, comme l'amour et l'amitié, ne doit pas être imposée. Certains ne manqueront pas de répliquer : chacun est libre de lire ce qu'il veut ou regarder le film de son choix, appuyer ou pas sur le bouton de la télé. Avons-nous tous la même liberté de choix ?
Combien rapporte donc un intello assis ? Beaucoup plus qu'on ne peut imaginer, de plus un excellent investissement à long terme. Ce collégien, vanné car intello binoclard et ayant plus de trois mots de vocabulaire, mettra au point la voiture du futur, un vaccin contre le sida ou un traitement révolutionnaire de la maladie d'Alzheimer. Et l'étudiant penché des années durant sur ses cours obtiendra un prix Nobel dont tout le monde sera fier. Ce jour là, ces « p'tits copains » d'école et les décisionnaires le dénigrant car non rentable salueront sa force de travail.
Les intellos assis font avancer la société tout entière.
article publié par Rue 89...
08:30 Publié dans La vie des bêtes racontée aux enfants | Lien permanent | Commentaires (0)
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