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23/09/2007

Kérouac en Bretagne (épisode 3 et fin)

Par Alain Jégou

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De retour aux Etats-Unis, Jack retrouve Mémère et son univers familier, ses bouquins, ses manuscrits en cours de rédaction ou correction et sa machine à écrire.
Il en a marre de la Floride et décide de vendre sa maison de Saint-Petersburg pour aller s’installer dans le Massachusetts, au cap Cod, proche de la mer, de Boston où il espère se rendre de temps en temps afin de poursuivre à la bibliothèque de Harvard ses recherches sur ses origines celtiques, et de Lowell où il pense aussi revoir plus fréquemment la famille Stampas, ses plus proches amis d’enfance.
Il erre entre les bars de Hyannis, écrit Vanité de Duluoz et supporte placidement les humeurs et réprimandes continuelles de Mémère.
C’est à cette période qu’un autre breton, Youenn Gwernig, récemment exilé à New York, découvre inopinément un de ses ouvrages dans la vitrine d’un libraire, puis retrouve sa prose dans la revue Evergreen et décide de lui écrire par l’intermédiaire de la revue. Jack, enthousiasmé par sa lettre, lui répond illico et l’invite à venir le visiter à Hyannis.
Le grand Younn, comme le surnomment ses amis, vit dans le quartier de Brooklyn. Il est sculpteur sur bois et travaille à Manhattan chez un fabricant de meubles. Il dispose de peu de journées de loisir et doit négocier avec le boss pour obtenir suffisamment de temps libre pour faire le voyage au cap Cod. Il prétexte la mort d’un présumé cousin dans les forêts du Massachusetts.
Cumulant un jour de repos dominical et une perm supplémentaire accordée par son patron conciliant, il grimpe ravi dans le zinc qui doit le déposer à quelques miles de chez son futur ami.
Comme tous les exilés de la planète, Youenn Gwernig cherche la compagnie de ses compatriotes. Il fréquente les cercles culturels et associations multiples où se réunissent fréquemment les bretons de New York. Il retourne régulièrement en Bretagne. Cela fait déjà une dizaine d’années qu’il mène cette vie d’émigré volontaire.
Tout le long du trajet, il pense avec un peu d’appréhension à ce que va être cette première rencontre avec Jack, ce curieux écrivain américain affublé d’un nom typiquement breton. Il se demande comment il va être accueilli par le bonhomme. Il sait si peu de choses sur lui, sur son œuvre et sa vie. Juste un roman dévoré goulûment et quelques textes parus dans Evergreen, c’est peu pour faire connaissance. Sans ce nom repéré dans la vitrine et retrouvé au sommaire du magazine, sans doute ne l’aurait-il jamais découvert ni approché.
Jack, asticoté sans cesse par toutes sortes d’emmerdeurs, doit verrouiller sa porte et n’ouvre qu’aux amis proches ou livreurs attitrés. Ils ont convenu d’un mot de passe, un nom breton : Kadoudal, que Youenn devra brailler à tue-tête devant l’huis bouclé à double tour.
Arrivé à bon port, le grand gaillard de Scaër Finistère s’exécute de vive voix et v’là nos deux bretons d’Amerloquie qui se tombent dans les bras.
C’est pas discret leurs effusions et toasts tonitruants. Ca fait un de ces baroufs lorsqu’ils croisent le verre. Les mémés du quartier en tressaillent de frayeur. Les yec’hed mad ! déflagrants balancés dans les airs par le farouche guerrier de Scaër font dresser leurs bigoudis et cliqueter leurs dentiers. Aux accents inconnus du chant de beuverie du celte, elles s’imaginent scalpées, violées et torturées, victimes expiatoires de nouvelles guerres indiennes.
Soucieuses de préserver leur flasque intégrité, elles ourdissent en sourdine et sonnent la cavalerie.
Arrive un soldat bleu, solitaire-débonnaire, un poor lonesome hero sans sabre ni monture. Pas de charge ni de salve, il somme poliment les frères de sang breton de la mettre en veilleuse et poursuivre dans le tipi leur pow-wow délirant.
Pas franchement hostiles ni réfractaires atrabilaires, plus jouasses et expansifs que discourtois et agressifs, nos deux potes obtempèrent et vont d’un même élan, rouleur et bon marcheur, vers un havre isolé, conçu et adapté pour le genre de ramdam qu’ils comptent bien se payer.
C’est pas une maison bleue adossée à la colline mais un bar à billard où les mecs de Hyannis viennent picoler le soir et jouer dans le brouillard de leurs mégots de cigares. Jack y a ses habitudes. Il a posé sa marque sur la peau du comptoir. Ici, tout le monde s’en tape qu’il soit ou pas l’écrivain qu’il prétend, celui dont les livres sont traduits en plusieurs langues et lus dans le monde entier. Il est seulement un ex môme de Lowell Massachusetts, qu’a bourlingué partout, qu’est revenu au pays pour se pinter la fiole en leur bonne compagnie.
Après avoir longuement éclusé les bibines et eaux-de-feu coriaces de l’amitié, abondamment déblatéré avec les gars du cru, échangé quelques jolis coup de queue et hurlé victoire autour du green troué, inhalé suffisamment de volutes et remugles effrontés, lequel des deux a eu la barge idée d’aller fouiner en mer ? Clamer à l’océan leur ivresse de trouvaille et serments de revoyures ? Plonger en harmonie dans le flux immuable où paissent les baleines et se fondent les détresses ? Personne ne le saura, puisque Youenn m’a dit qu’il ne s’en souvenait pas.
Ce dont il se souvient, et avec tant d’émotion, ce sont tous les courriers, appels téléphoniques et rencontres qui ont suivi ce week-end mouvementé.
Lorsque Jack se marie avec Stella Stampas, sœur de Sebastian, son plus proche ami d’enfance, tué en Italie durant la guerre, qu’ils vont s’installer à Lowell avec Mémère, Youenn leur rend visite dès que son travail le lui permet.
Jack vient aussi le voir à New York. Ils fréquentent ensemble les bars louches et les boites de jazz. Jack, toujours trop exubérant et gueulard, est souvent à deux doigts de se faire corriger. Le grand Youenn en impose et veille sur lui. T’as trouvé un bon garde du corps dit Lucien Carr à Jack un soir qu’ils traînent tous trois ensemble du côté de Times Square.
Jack, désemparé, désespéré, torturé par ses visions et cauchemars, téléphone souvent au milieu de la nuit. Il délire et tient de longs discours, incompréhensibles pour la plupart, éructe et balbutie, se taît puis redémarre en un flux déroutant, poignant et fulgurant. Youenn est subjugué par la voix déchirante de son ami. Et cela dure souvent des heures. Il n’ose pas raccrocher, même en sachant qu’au petit matin il lui faudra se faire violence pour se sortir du lit et aller travailler. Il ne peut abandonner Jack en cet état de détresse immense, si proche de la mort.
Ti Jean est heureux de cette rencontre avec son copain de Bretagne. Il a besoin de liens fraternels, de partage et de chaleur véritables. Comme autrefois avec Sebastian Sampas, Allen Ginsberg, Neal Cassady, William Burroughs, John Clelon Holmes, Gary Snyder, Lawrence Ferlinghetti, et bien d’autres, il trouve en Youenn l’interlocuteur, le frère, avec qui tout partager et vivre sans retenue. Et ce gaillard-là, qu’est breton comme lui, le comprendra certainement mieux que tous ces intellos d’américains bon teint.
Youenn, qui doit retourner en Bretagne en l’été 1967, lui propose de l’y accompagner. Ils feront le voyage ensemble, jusqu’à Huelgoat. Au dernier moment Jack doit y renoncer. Mémère a été hospitalisée et ses éditeurs attendent le manuscrit de Vanité de Duluoz pour lequel ils lui ont versé des avances.
L’année suivante, Jack, Stella, Mémère et les deux chats, déménagent une nouvelle fois. Ils retournent en Floride, à St-Petersburg. Il écrit à Youenn que cette fois c’est O.K., il fera le voyage avec lui en Bretagne en l’été 1969.
Pas de manuscrit à rendre. Pas d’hospitalisation pour Mémère. Seulement en cet été 69, c’est lui qu’est au plus mal. Il meurt le 21 octobre au St-Anthony’s Hospital de Saint Petersburg.


Quand je tomberai
dans l’affre inhumain
de la mort vertigineuse
je saurai (si
assez malin pour m’rappeler)
que tous les tunnels
noirs de la haine
ou de l’amour dans lesquels
je tombe, sont,
au fait,
des éternités rayonnantes
et vraies
pour moi

184e Chorus
Mexico City Blues

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