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17/09/2007

Kerouac en Bretagne (épisode 2)

par Alain Jégou

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Muni de son billet d’Air Inter pour Brest, il sirote joyeusement quelques bières et cognac dans les bars de l’aéroport d’Orly, rate son avion pour une stupide envie de pisser, et se retrouve bien marri, sans valise, contemplant dépité le zinc glissant sur le tarmac pour gagner son couloir d’envol.
Pas d’autre solution que se rabattre sur Montparnasse et sauter dans l’express pour poursuivre sa valoche et l’aventure bretonne. L’ex serre-freins de la Southern Pacific s’installe peinard entre un curé de cambrousse et un biffin blondin sur la banquette verte du compartiment de 2e classe.
Terne des adjas et de réciprocité aventurière, l’ambiance croupit dans la mouscaille et le mutisme forcené. Il cherche le dialogue et ne récolte que quelques regards fuyants.
Le Paris-Brest n’est pas le Zipper d’Arizona. Pas de hoboes planqués derrière les pylônes en attendant de sauter sur les wagons en mouvement, pas de voyageurs glandeurs, de brûleurs de dur, de bhikkus en éternelle partance pour quelque horizon supposé plus clément. Rien que des bobonnes et leurs chiards grincheux, des matafs, des troufions, des étudiants studieux, des paysans rougeauds, des vacanciers pâlots et des représentants de commerce.
Prolixe et facilement liant, Jack s’acoquine avec un gars du cru, un rennais, un assoiffé chronique, aussi atteint que lui. Ils fraternisent et se pintent éperdument dans le wagon-restaurant.
Le gars descend à Rennes. Jack continue à boire en reluquant de son œil schlass les lumières éparses qui éclairent subrepticement la sombre et mystérieuse campagne bretonne.
Au terminus à Brest, il est sévèrement blindé lorsqu’il glisse sa carcasse lasse et titubante dans la sinistre nuit emboucaillée, une espèce de cinglé, avec un imperméable et un chapeau errant sur le bitume et les pavés trempés de la rue de Siam.
Les cafetiers lui tirent la tronche. Les hôteliers lui ferment la lourde au nez. No place to go. Même pas une boîte de jazz où boire du bon whisky, fumer quelques Lucky, en écoutant de la bonne, louf et poignante musique, où s’éclater en consommant le be-bop à même le pavillon du sax ténor ou le jeu cascadeur des doigts du pianiste. Aucun havre familier où larguer son spleen et relâcher en bonne et chaude compagnie, échanger quelques joints et chorus choucards, se sortir du suif existentiel en se plongeant la tronche dans des sons dingues, des trucs à la Lester Young, Thelonius Monk ou Charlie Parker, ce vieux Charlie, évadé de ses affres et déglingues, libéré de son Camarillo de merde, revenu de la mort pour souffler rien que pour lui, faire fuir tous les esprits sournois et malfaisants collés à ses basques en déroute, d’un seul flux de son saxo cool, niquant l’ambiance tocarde inhérente à la ville. Aucune chance de tâter de cette munificence-là. Ici, on n’a jamais vu personne ressurgir de la tombe pour des motifs aussi futiles que souffler dans une espèce de biniou coz en métal doré, faire la bamboula en se piquant le pif au lambig étoilé et en fumant des espèces de clopes bizarres qui font exorbiter les châsses et brouiller les idées. Ici, en ce pays dévot et respectueux des traditions, on a une bien plus noble idée de la résurrection.
Jack est donc condamné à passer sa première nuit bretonne dans la solitude des ruelles à apaches, effrayé par la brume océane et le calme troublant des quartiers louches qu’il traverse. Les rives de la Penfeld ne ressemblent en rien à celles de l’Hudson River et les réverbères anémiés de la place de Plougastel aux néons pétulants de Times Square. Les marlous qui y font michetonner leurs gueuses n’ont pas l’œil fellaheen des petites gouapes new yorkaises.
Il se croit victime d’une machination, d’un complot, que quelques malfrats bretons, dissimulés dans l’ombre des porches, projètent de l’estourbir pour lui dérober son fric. Désemparé, paniqué sur ce terrain lugubre et hostile, il court chercher assistance et refuge à la gendarmerie.
Ce poltron de Breton (moi) dégénéré par les deux siècles passés au Canada et en Amérique ! … ce farceur de blagueur des galeries d’art de New York qui s’en va pleurnicher dans les commissariats…se moque-t-il de lui-même dans le Satori à Paris.
Jack n’hésite jamais à dévoiler ses moindres faiblesses et étranges traits de caractère, faisant œuvre de toutes ses expériences et ne dissimulant rien , même des plus infimes détails, ne maquillant jamais ses réactions et sentiments en toutes circonstances, n’hésitant pas à rire et se moquer de lui-même lorsque ses attitudes et réflexes lui paraissent ridicules. Jusqu’au boutiste dans le don de soi, toute son œuvre est un strip intégral, une mise à nue sincère, en même temps qu’une mise à mort bouleversante.
Réfugié dans un hôtel de passe où l’ont conduit les cognes, Jack trouve enfin un peu de sérénité et de repos physique. Quelques heures seulement avant que les scènes successives de crapahutages torrides produites dans les chambres voisines ne viennent troubler son sommeil, et ses irritations du gosier lui rappeler sa proche bamboche passée.
Une mousse alsacienne et quelques tartines abondamment beurrées- salées en guise de petit dej. Et vl’à notre grand auteur canadien-français-breton-américain requinqué pour un temps, remis sur ses cannes d’ex footballeur universitaire, prêt à arpenter le pavé brestois. Visiter la ville ? Faire du tourisme ? Aucun intérêt ! Sa préoccupation immédiate : trouver un bar où s’approvisionner en cognac et le bureau de la compagnie aérienne où récupérer sa valise et prendre un billet pour le premier vol direction Londres ou Paris, se tirer de cette maudite city, aussi gaie que le mont de la Désolation et attirante que le Spectre de la Susquehanna.
Aussi séduisants que soient l’art et la culture, ils sont inutiles s’il n’y a pas la sympathie. – Toutes les joliesses des tapisseries, des terres et des peuples : - aucune valeur, aucune, sans la sympathie. Et Jack n’éprouve aucune sympathie, et n’en perçois aucune non plus émanant de cette ville frigide et indifférente à ses boires et déboires. Cependant, il a fait le voyage pour retrouver traces de sa famille, alors acceptant la proposition du bistrotier-bookmaker Fournier de prendre rendez-vous avec un certain Lebris, restaurateur de son état, choisi au hasard parmi tous les Lebris figurant sur le bottin téléphonique, il se rend à l’auberge du lointain cousin prénommé Ulysse.
Un curieux paroissien que cet Ulysse, qui le reçoit avachi sur son pieu, scotché entre une bouteille de cognac et un paquet de cigarettes. Jack délire sur la physionomie du bonhomme, l’approche circonspect, puis sympathise prestement dès qu’il l’invite à goûter à son cognac. Les deux hommes sirotent et papotent en toute amitié, comparent leurs généalogies et passions littéraires avec le même entrain. Lebris de Kerouac et Lebris de Loudéac, deux hobereaux à la mode de Bretagne, pareillement fascinés l’un par l’autre, délirant à plein tube sur le même ton enjoué, ironiquement châtié et drôlement élégant.
Ulysse Lebris de Loudéac n’aura aucune révélation capitale à faire à Jean-Louis Lebris de Kerouac concernant ses origines, mais les deux hommes auront certainement eu plaisir à se rencontrer.
Replongée houleuse dans la lumière et le flux bigarré de la rue de Siam. L’esprit échauffé et les guibolles flageolantes, Jack traîne sa valoche et ses pensées lourdingues, vers la gare fugueuse. Il voit trouble et la sueur lui fait palpiter le cœur. Il s’essouffle, clopine, peste et rate son train. Nouveau ratage pour un voyage raté, une quête manquée pour faute de sympathie et de reconnaissance mutuelle entre un pays et le plus désespéré de ses fils prodiges.


Dessin Yves BUDIN
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