19/07/2007
Les Crobards de Malnuit (2)
L'illustration est de Yves Budin qui vient de publier aux carnets du dessert de lune Visions of Miles
Mèze Malnuit
Un soir on se baladait à Montparnasse – la nuit était claire et froide, on se les gelait un peu, les terrasses couvertes étaient noires de monde, et on était partis à discuter, pas question de poursuivre sous des cloches pareilles sauf en gueulant comme des abrutis, pas l’envie – Chaf me dit :
- Je t’emmène au Falstaff
- C’est quoi ?
- Un bistrot tu verras. Rien d’extraordinaire mais on est tranquille, c’est un peu fermé.
C’était juste à deux pas , au début d’une petite rue grimpante.
En effet, on était assis douillettement à gauche de l’entrée. Je me souviens que c’était assez chaleureux, comme le décor – ou plutôt je voyais le décor à travers la discussion et il y avait une chaleur amicale qu’il n’avait pas forcément -. On buvait des alcools pleureurs – c’est à dire que les verres pleuraient, sans doute d’avoir trouvé l’âme sœur... C’est merveilleux deux âmes sœurs qui se rencontrent. Si je me sentais bavard je pondrais bien quelques pages là-dessus, peut-être même sur un alcool content aux larmes du verre où on l’a mis. – au bout d’un moment j’aperçois – merde c’est pas vrai, mais si c’est bien lui – et alors – t’occupe pas c’est rien – c’est vite dit ! – chuis pas sûr de bien voir, je dois être un peu rond – t’excuse pas, accouche –
Beckett, j’te l’donne en mille !
Ça te fait peut-être rien mais moi ça me... j’en suis gaga...
Chaf comprenait quedale, tout d’un coup j’étais blême, ou rose, et les tempes me battaient comme des peaux de zèbre. Un effort intense pour ne pas exulter, mais vraiment – Peut-être même que ça ne se voyait pas tellement, je ne sais pas pourquoi, je voulais garder ça secret. Je ne pouvais pas oublier Chaf, je n’avais pas le droit, et en même temps je ne devais pas me priver. De quoi ? De l’occasion qui se présentait ?
Est-ce que j’osais aller vers lui ? Non... Faire quoi... Pourtant j’y étais projeté, aspiré, un appel d’air formidable qui me décollait du siège où je n’étais plus pour personne sans en bouger d’un poil. Cloué, figé, et muet, tout en continuant de parler pour dire à Chaf que c’était Beckett qui est là-bas ce vieux tout gris et sec comme une trique là-bas au fond, tu le vois ?
Je lui expliquais que c’était un type extraordinaire, peut-être le plus grand écrivain vivant, oui y a pas de doute, incontestablement bordel, un type sensationnel, un mort vivant, au sens qu’il est au plus près du point limite où la vie a encore le dessus, la preuve l’homme existe bel et bien il est là devant nos yeux – point à partir duquel toute vie cesse et on se décompose, en témoigner encore, à ce point-là écrire, c’est phénoménal, inconcevable, affolant...
Je ne sais pas ce que je dirais, peu de choses en fait, mais intérieurement j’étais bouleversé et les mots me venaient en masse, tels qu’ils sortaient de la bouche d’ombre, ce trou sans lèvres qu’on a dans l’esprit... qui est l’esprit ? c’était même pas des mots c’était de la sensation pure, fallait à tout prix que ça cesse sinon je ne répondais plus de rien...
J’exagère ? Je me le demande honnêtement...
Bien sûr il ne s’est rien passé ; je suis resté là et j’ai vu.
La vieille l’appelait « ce vieux Sam ». Le vieux opinait souvent de la tête. Et lui, Beckett, il se la prenait à deux mains la tête, et la pétrissait comme glaise, la malaxait, doigts à moitié repliés pour que les ongles grattent grattent grattent grattent cette écorce emmerdante le crâne, ce récipient fêlé, CE TROU qui veut passer pour autre chose il y tient, à se demander pourquoi vraiment je ne fais que ça depuis deux mille ans, me gratter la tête, creuser ce trou, je crois savoir mais je n’ose pas dire, pourquoi, alors j’écris, c’est pour ça que j’écris, et – tiens je n’ai pas fini mon verre
Pour la prose c’était mon chouchou, je parle d’un maître à écrire.
Kierkegaard m’impressionnait terrible... Un type fabuleux. Mais un esprit, pas un modèle.
Beckett et Michaux.
Mais je ne veux pas laisser entendre qu’écrire c’était une activité séparée ! C’était une façon de faire, ou d’être, comme boire des pots, causer, faire l’amour. Une façon de faire l’amour. Une autre façon de penser, de dire aussi, et de voir le soleil se lever, monter, puis décliner, la nuit descendre et s’installer, jusqu’à ce que le soleil se lève... Une façon de vivre, sans que ça soit autrement estimable.
Beckett se servait des cailloux (Molloy) et autres babioles pour y coller plus fort, à la vie ; la vie impossible ; l’esprit écrabouillé par la pesanteur de l’absence (quelle absence ?) ; le vide et les tonnes, à supporter jour après jour ; on se décompose, on croule, on fait du sable, du sable d’os...
(J’avais torché Ou bien Ou bien quand j’ai eu cette série d’angines. J’avais gratté mon premier texte en prose, ça se voulait un bouquin, 200 pages, 17 jours d’écriture en pyjama, un bon souvenir). (Mais non, j’étais encore au bahut, puisqu’un prof l’avait su, celui qui nous lisait Michaux, Le grand combat, en postillonnant sur les premiers rangs – Il avait dit « Bravo, mais un bouquin ne signifie pas grand chose, c’est au deuxième que tout commence » - Je l’avais revu une fois dans le train que je prenais pour aller aux Arts, et on avait parlé du Château de Kafka. Postillonnait toujours autant, et cette fois j’étais à portée, hou là !)
y a toutes les choses à dire : afin qu’on les oublie ! Je traîne avec moi une ménagerie d’étrangers qu’un temps chacun j’ai pris pour mon reflet : peintres, auteurs et poètes, hommes de pratiques et d’idéal, et d’autres : personnes connues, sans œuvres que leur comportement, leurs phrases aussi, et toujours des passions, plus ou moins admirables, plus faciles qu’admirables, et finalement encombrantes. Un tas de merde.
Je sens qu’on écrit pour faire le vide, et on l’atteint rarement. Prédestination ?...Beckett écrit pour trouver l’os sous la barbaque, le sel au cœur de la matière. L’âme ?... Une grande brasserie de rien – comme si rien était quelque chose de vivant, plus vivant que tout le reste et comme auteur de ce reste...
Je m’entends penser que j’aimerais dire ce qui se passe (voulais dire se pense) sans aucun souci de la suite. Du pied, le mien, qui fait du pied au pied de la table où je suis assis pour écrire, pour fermer les yeux au décor (toujours le traverser, bêtise. Et illusion) on fait le symbole facile d’une inépuisable et épuisante solitude (Et pourtant j’écris à quelqu’un. On n’est jamais seul).
Je pensais que « mon visage, mon vrai visage, est celui que tu vois quand je ne suis pas là ».
Et la petite qui me disait : « Mèze, si je peux parler 5 minutes avec toi, je boufferai un champ de luzerne, après ». j’ai pris ma verge entre les dents et je l’ai avalée. C’est trop simple.
- Je t’emmène au Falstaff
- C’est quoi ?
- Un bistrot tu verras. Rien d’extraordinaire mais on est tranquille, c’est un peu fermé.
C’était juste à deux pas , au début d’une petite rue grimpante.
En effet, on était assis douillettement à gauche de l’entrée. Je me souviens que c’était assez chaleureux, comme le décor – ou plutôt je voyais le décor à travers la discussion et il y avait une chaleur amicale qu’il n’avait pas forcément -. On buvait des alcools pleureurs – c’est à dire que les verres pleuraient, sans doute d’avoir trouvé l’âme sœur... C’est merveilleux deux âmes sœurs qui se rencontrent. Si je me sentais bavard je pondrais bien quelques pages là-dessus, peut-être même sur un alcool content aux larmes du verre où on l’a mis. – au bout d’un moment j’aperçois – merde c’est pas vrai, mais si c’est bien lui – et alors – t’occupe pas c’est rien – c’est vite dit ! – chuis pas sûr de bien voir, je dois être un peu rond – t’excuse pas, accouche –
Beckett, j’te l’donne en mille !
Ça te fait peut-être rien mais moi ça me... j’en suis gaga...
Chaf comprenait quedale, tout d’un coup j’étais blême, ou rose, et les tempes me battaient comme des peaux de zèbre. Un effort intense pour ne pas exulter, mais vraiment – Peut-être même que ça ne se voyait pas tellement, je ne sais pas pourquoi, je voulais garder ça secret. Je ne pouvais pas oublier Chaf, je n’avais pas le droit, et en même temps je ne devais pas me priver. De quoi ? De l’occasion qui se présentait ?
Est-ce que j’osais aller vers lui ? Non... Faire quoi... Pourtant j’y étais projeté, aspiré, un appel d’air formidable qui me décollait du siège où je n’étais plus pour personne sans en bouger d’un poil. Cloué, figé, et muet, tout en continuant de parler pour dire à Chaf que c’était Beckett qui est là-bas ce vieux tout gris et sec comme une trique là-bas au fond, tu le vois ?
Je lui expliquais que c’était un type extraordinaire, peut-être le plus grand écrivain vivant, oui y a pas de doute, incontestablement bordel, un type sensationnel, un mort vivant, au sens qu’il est au plus près du point limite où la vie a encore le dessus, la preuve l’homme existe bel et bien il est là devant nos yeux – point à partir duquel toute vie cesse et on se décompose, en témoigner encore, à ce point-là écrire, c’est phénoménal, inconcevable, affolant...
Je ne sais pas ce que je dirais, peu de choses en fait, mais intérieurement j’étais bouleversé et les mots me venaient en masse, tels qu’ils sortaient de la bouche d’ombre, ce trou sans lèvres qu’on a dans l’esprit... qui est l’esprit ? c’était même pas des mots c’était de la sensation pure, fallait à tout prix que ça cesse sinon je ne répondais plus de rien...
J’exagère ? Je me le demande honnêtement...
Bien sûr il ne s’est rien passé ; je suis resté là et j’ai vu.
La vieille l’appelait « ce vieux Sam ». Le vieux opinait souvent de la tête. Et lui, Beckett, il se la prenait à deux mains la tête, et la pétrissait comme glaise, la malaxait, doigts à moitié repliés pour que les ongles grattent grattent grattent grattent cette écorce emmerdante le crâne, ce récipient fêlé, CE TROU qui veut passer pour autre chose il y tient, à se demander pourquoi vraiment je ne fais que ça depuis deux mille ans, me gratter la tête, creuser ce trou, je crois savoir mais je n’ose pas dire, pourquoi, alors j’écris, c’est pour ça que j’écris, et – tiens je n’ai pas fini mon verre
Pour la prose c’était mon chouchou, je parle d’un maître à écrire.
Kierkegaard m’impressionnait terrible... Un type fabuleux. Mais un esprit, pas un modèle.
Beckett et Michaux.
Mais je ne veux pas laisser entendre qu’écrire c’était une activité séparée ! C’était une façon de faire, ou d’être, comme boire des pots, causer, faire l’amour. Une façon de faire l’amour. Une autre façon de penser, de dire aussi, et de voir le soleil se lever, monter, puis décliner, la nuit descendre et s’installer, jusqu’à ce que le soleil se lève... Une façon de vivre, sans que ça soit autrement estimable.
Beckett se servait des cailloux (Molloy) et autres babioles pour y coller plus fort, à la vie ; la vie impossible ; l’esprit écrabouillé par la pesanteur de l’absence (quelle absence ?) ; le vide et les tonnes, à supporter jour après jour ; on se décompose, on croule, on fait du sable, du sable d’os...
(J’avais torché Ou bien Ou bien quand j’ai eu cette série d’angines. J’avais gratté mon premier texte en prose, ça se voulait un bouquin, 200 pages, 17 jours d’écriture en pyjama, un bon souvenir). (Mais non, j’étais encore au bahut, puisqu’un prof l’avait su, celui qui nous lisait Michaux, Le grand combat, en postillonnant sur les premiers rangs – Il avait dit « Bravo, mais un bouquin ne signifie pas grand chose, c’est au deuxième que tout commence » - Je l’avais revu une fois dans le train que je prenais pour aller aux Arts, et on avait parlé du Château de Kafka. Postillonnait toujours autant, et cette fois j’étais à portée, hou là !)
y a toutes les choses à dire : afin qu’on les oublie ! Je traîne avec moi une ménagerie d’étrangers qu’un temps chacun j’ai pris pour mon reflet : peintres, auteurs et poètes, hommes de pratiques et d’idéal, et d’autres : personnes connues, sans œuvres que leur comportement, leurs phrases aussi, et toujours des passions, plus ou moins admirables, plus faciles qu’admirables, et finalement encombrantes. Un tas de merde.
Je sens qu’on écrit pour faire le vide, et on l’atteint rarement. Prédestination ?...Beckett écrit pour trouver l’os sous la barbaque, le sel au cœur de la matière. L’âme ?... Une grande brasserie de rien – comme si rien était quelque chose de vivant, plus vivant que tout le reste et comme auteur de ce reste...
Je m’entends penser que j’aimerais dire ce qui se passe (voulais dire se pense) sans aucun souci de la suite. Du pied, le mien, qui fait du pied au pied de la table où je suis assis pour écrire, pour fermer les yeux au décor (toujours le traverser, bêtise. Et illusion) on fait le symbole facile d’une inépuisable et épuisante solitude (Et pourtant j’écris à quelqu’un. On n’est jamais seul).
Je pensais que « mon visage, mon vrai visage, est celui que tu vois quand je ne suis pas là ».
Et la petite qui me disait : « Mèze, si je peux parler 5 minutes avec toi, je boufferai un champ de luzerne, après ». j’ai pris ma verge entre les dents et je l’ai avalée. C’est trop simple.
09:15 Publié dans De la poésie au quotidien | Lien permanent | Commentaires (0)
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