19/05/2007
J’AI JAMAIS CRISPE PERSONNE.
Par Mouloud Akkouche
Les illustrations sont de Yves Budin qui vient de publier aux carnets du dessert de lune Visions of Miles
Appuyé sur ma canne, je buvais un demi en regardant les passants de l’avenue Gambetta. Plus de 50 ans que je n’avais remis les pieds dans la région.
Mon portable frétilla sur le guéridon.
- Jo à l’appareil.
- C’est Dominique, tu es où ?
- Au téléphone…
- Non, je rigole pas. J’ai eu les organisateurs qui t’ont attendu à l’aéroport.
Chargés comme des mulets, un groupe de scouts s’installa bruyamment sur ma droite.
- Je suis arrivé en avance, je suis à Cahors.
- Qu’est-ce que tu fous à Cahors ?
- Je bois un demi.
- Appelle les tout de suite !
- Le festival commence dans une semaine, on a le temps.
- Non, je te connais quand tu pars en vadrouille…
Un sourire en coin, je secouai la tête.
- A 72 ans, j’irai pas loin.
- Arrête tes âneries, ils vont venir te chercher et t’emmener à l’hôtel.
Ce jeune con commençait à vraiment m’agacer. Chaque fois qu’il me parlait, j’avais l’impression qu’il s’adressait à un gosse de 12 ans. Et toujours avec son putain d’accent snob. Pas à mon âge qu’un branleur allait me diriger.
- Je serai à l’heure au concert, le reste c’est mon problème.
- Joe, tu me crispes avec tes caprices…
- Toi, tu me gonfles !
Et je coupai mon portable.
Pour qui se prenait-il ? La maison de prod me l’avait collé depuis une année aux basques et, sans rechigner, j’ai tout accepté de ce petit requin aux dents longues qui connaît que dalle en Jazz. Il me voit juste comme un paquet de lessive à vendre aux plus offrants. Il m’a même engueulé une fois parce que je m’étais soûlé au bar d’un grand hôtel. A mon âge, je peux faire ce que je veux quand même. Je le crispe, c’est la meilleure celle-là. C’est bien le premier qui me dit ça en 72 ans. Je vis seul depuis des lustres, ne vois que les gens que j’aime bien et ne fais que les deux seules choses qui me plaisent au monde : chanter et gratter ma guitare. Au moindre ennui ou lourdeur du quotidien, je me carapate pour ne me consacrer qu’au bon côté de l’existence. Qui voulez-vous que je crispe ? Faut du temps et de la promiscuité pour crisper quelqu’un, et sans doute un peu moins d’égoïsme. La seule femme avec qui j’avais vécu plus de trois mois m’avait jeté à la face: Jo, tu ne penses qu’à t’amuser, tu finiras comme un vieux gosse ridé. Elle n’avait pas tort. Le soir même de sa constatation, je faisais ma valise… et ma brosse à dents n’a jamais plus eu de compagne.
- Encore un demi, s’il vous plait.
Mon Stetson sur la tête, je traversai peu après Cahors dans la voiture de location.
***
Ca m’a pris d’un seul coup, j’ai eu envie de me prendre quelques jours avant mon concert à Souillac, le temps d’une balade dans cette région… Celle de mes premiers pas de Jazzman en Europe. Débarqué en 1954 des Etats-Unis, la première personne qui m’a tendu la main fut un étudiant en médecine qui organisait un festival de musique à Marsauliac sur Célé. Mon premier concert solo avait eu lieu dans une grange retapée: devant 15 personnes. Un soir, j’avais fait la connaissance d’une jeune fille de mon âge vivant à une dizaine de kilomètres plus loin. Après un mois collé ensemble presque nuit et jour, je devais remonter sur Paris pour signer un contrat avec une maison de disques. Malgré mon insistance, elle n’avait pas voulu me suivre. Par trouille ? Ou peut-être réellement à cause de ses études de comptabilité ? Je lui avais laissé l’adresse de mon hôtel, elle ne m’avait jamais écrit. Deux ans après, j’avais téléphoné ; une voix féminine m’avait annoncé que Martine était morte dans un accident de voiture.
Comme conservé sous une bulle à l’abri du temps, je retrouvai le même village qu’un demi-siècle auparavant. Excepté les piscines et les panneaux de signalisation.
Je me garai sur la place des Platanes et me dirigeai vers l’un des deux bistrots. Concentrés, de nombreux boulistes participaient à un concours dont les lots gagnants étaient égrenés par une voix provenant de haut-parleur.
Une serveuse vint prendre la commande.
- Une Suze.
Avec le recul, je me demandais comment un gosse de Chicago avait pu atterrir dans cet endroit paumé, surtout en 1954. Pour faire pleurer les journalistes parisiens friands de misère clef en main, je m’étais inventé une bio mâtinée de Cosette et de Sans famille. Mi-Noir mi-Italien, j’avais vécu toute mon enfance dans un quartier de la classe moyenne, très éloigné des immeubles lépreux où s’entassaient les familles les plus pauvres. Elevé par ma mère-coiffeuse dans un salon chic, je n’avais jamais eu à souffrir de la faim ou de la violence. Faut dire que mon père, avocat connu dans la région, versait une bonne pension à ma mère pour que personne n’ait vent de mon existence. Habitant la même ville que lui, je ne l’avais jamais rencontré et, malgré mes nombreuses demandes, ma mère refusa toujours de me donner son identité. En triant ses affaires après sa mort, j’étais tombé sur la photo de mon géniteur. Ce jour-là, je compris pourquoi il n’avait jamais voulu me voir, c’était un avocat ultra-conservateur qui avait défendu plusieurs membres du KKK. Il aurait été abattu par un commando des Black Panther.
Après une balade dans le village et au bord du Célé, je décidais de rejoindre Souillac, histoire qu’il ne croit pas que l’invité vedette leur ai fait faux bond.
Au moment d’ouvrir ma portière, j’aperçus un groupe de jeunes assis sur le bord de la fontaine. L’un d’eux, âgé de 17-18 ans, portait un bracelet coloré qui attira mon regard.
- Tu as eu ça où ?
Il me dévisagea froidement.
- On se connaît pas.
- Tu l’as eu où ce bracelet ?
Il vrilla son index sur sa tempe.
- Il est bargeot le vieux. Faut pas picoler quand on tient pas.
Il démarra son scooter. Les autres l’imitèrent aussi. Sauf une ado secouant la tête au rythme d’un baladeur.
- Eh !
- Ouais, fit-elle en ôtant ses écouteurs.
- Tu connais le garçon qui porte un bracelet bi-colore ?
- Marc, ben ouais.
- Il habite ou ?
Elle haussa les épaules.
- Il squatte par-ci par-là quand il s’engueule avec son père et… Comme il se prenne la tête tout le temps….
- Il habite où son père ?
Elle tendit le bras.
- Là-haut : à Caniac du Causse.
***
Accueillis par les aboiements des chiens, je criai plusieurs fois avant que quelqu’un ne pointe son nez. Vêtu d’un jean et d’un Marcel, un homme rondouillard s’approcha de moi avec un air méfiant. Il ôta sa casquette.
- C’est pourquoi ? demanda-t-il avec un accent rocailleux.
- C’est au sujet… Vous avez bien un fils ?
Il leva les yeux au ciel.
- Malheureusement.
- Je voudrais vous…
- Qu’est-ce qu’il a fait encore ?
Mal à l’aise, je triturai mon chapeau.
- C’est à dire que…
Il s’épongea le front.
- Vous êtes pas le premier à se plaindre de lui… Autant le faire au frais.
D’un geste, il me demanda de le suivre.
Le seuil à peine franchi, je crus que mon cœur allait lâcher. Sans attendre les formules d’usage, je m’assis. La table était encombrée de Dépêches du Midi et de revues agricoles.
- Vous êtes tout pâle. Qu’est-ce qui vous arrive ?
- Vous avez de la gnole ?
-…
- Donnez-moi un verre s’il vous plait.
Sentant que j’étais très mal, il me servit un petit verre de prune que j’avalai d’un trait.
- Ca va mieux.
- Bon, c’est pas que je m’ennuie mais j’ai du boulot. Qu’est-ce qu’il a fait alors encore comme connerie ?
- La photo là…sur le mur… c’est…. c’est à vous.
Il esquissa un sourire.
- Ben sûr : c’est ma mère.
Sous son œil agacé, je me resservis un verre.
- Vous êtes né quand ?
Je sentis que mes questions commençaient à l’agacer. Sans mon grand âge, il m’aurait foutu à la porte depuis longtemps.
- En 55.
Après nos explications, nous restâmes un très long moment silencieux, troublés par cette brutale intimité : un père et un fils se retrouvant pour la première fois sous le regard d’une femme morte. Chaque fois mes yeux se posaient sur elle, je me demandais ce qu’elle aurait pu penser de cette situation. A un moment, j’ai eu l’impression de la voir sourire… Un des effets de la gnole.
- Je sais pas quoi dire.
- Et moi donc.
Il ne cessait de secouer la tête.
- C’est incroyable.
- Elle ne vous avait jamais parlé de moi ?
- Non mais… Il y a une vingtaine d’années, j’ai nettoyé tout le grenier de la ferme… Putain con ! Mon grand-père avait un de ces bazars.
Il se roula une cigarette avant de reprendre :
- J’ai trouvé un paquet de lettres qu’elle vous avait écrit… Elles étaient toutes retournées avec écrit dessus le destinataire n’habite plus à l’adresse indiquée.
- Quelle était l’adresse ?
- Je crois un hôtel à Pantin.
Quand j’étais remonté en septembre 54, le patron de l’hôtel meublé avait mis mes affaires sur le palier et demandé de déguerpir à cause des impayés.
- Je ne savais pas qu’en revenant ici, tout ça me reviendrait à la gueule.
- Ah ! Le v’là ce saligot. Il va m’entendre.
Par la fenêtre, je vis son fils, mon petit-fils, garer son scooter devant une grange. Nous descendîmes rapidement le chemin qui y conduisait. Le paysan en avait gros sur la patate. J’allais assister à ma première scène de famille.
- Je vais lui en coller une !
Soudain, j’entendis le son d’une batterie.
- C’est quoi ça ?
- Y fait du bruit avec son truc là ! Y sais faire que ça, un jour, je vais lui balancer dans la mare.
Il fila un coup de pied dans la porte.
- T’as une convocation des gendarmes !
- J’ai rien fait, moi.
- Ouais c’est moi peut-être qui ait mis des chaînes aux portes de la gendarmerie.
Je réprimai un rire.
- Tu vas en prendre.
D’un geste, je lui attrapai le bras.
- Calmez-vous !
- Qu’est-ce qui fout là cui-là ?
Comme si mes révélations venaient juste de faire leurs effets, il dévisagea tour à tour son fils et son père.
- C’est ton Grand-Père.
Il éclata de rire.
- Les vieux, faut vraiment arrêter la picole.
Instinctivement, je lui en retournai une.
- M’appelle plus jamais le vieux !
***
Le lendemain matin, après une soirée ou nous avions arrosé nos re… trouvailles, nous déjeunions ensemble. Je ne cessai de triturer le bracelet que Marco m’avait rendu. Une babiole offerte un demi-siècle avant à Martine.
Mon portable sonna.
- Joe, j’écoute.
- Qu’est-ce que tu fous ?
- Je serai à Souillac en début d’après-midi.
Je fermai mon portable.
- C’est mon manager, il est un peu pot de colle.
Je me plantai devant la fenêtre de la cuisine.
- Marco, je voudrais te demander un service…
Il garda la tartine suspendue au-dessus de son bol.
- Quoi ?
Je me raclai la gorge.
- Je voudrais que tu montes sur scène avec moi…
Son père éclata de rire.
- N’importe quoi, il sait rien foutre ce gosse.
- Qu’est-ce t’en sais, toi à par le bal du village, tu connais rien d’autre. T’as jamais bougé de ce bled !
- Ca suffit tous les deux. Tu peux me croire, ton fils à du talent.
- Dans ces métiers, il y a que des….
- Laisse-le tenter sa chance au moins.
Marco dévisagea son père qui baissa les yeux.
- D’toute façon, il est majeur, y fait c’qui veut.
- Tu me dis oui ou merde, je pars dans un quart d’heure.
Il lâcha la tartine dans son bol.
- C’est O.K !
Une demi-heure plus tard, nous étions tous trois devant la bagnole. Mal à l’aise, aucun n’osait briser le silence. Comme un con, je tendis la main à mon propre fils en lui promettant de revenir et m’installai derrière le volant.
- Marco, t’as pas oublié tes papiers.
- Non.
- Et ton portable ?
- Oui.
- Tu reviens à la fin du concert, j’ai besoin de toi pour le champ du bas et pour abattre le Marronnier. Fais gaffe à ton fric.
Marco leva les yeux au ciel.
- Papa, tu me crispes.
- Je sais, je sais, je suis un père emmerdant…. Allez, viens que j’te fasse la bise mon affreux jojo.
Avec une pointe de jalousie, je les regardai s’embrasser sur les joues et échanger un regard traversé d’une affection retenue. Crisper quelqu’un a du bon parfois… A cet instant précis, je ressentis un irrépressible regret, la certitude d’avoir oublier l’essentiel. Pas le moment de lâcher ma p’tite larme, mon public m’attendait à Souillac.
- Vas-y le fiston et m’fait pas honte. Je vais surveiller la télé, voir si tu y passes. Fais gaffe à toi.
Sur la route, je souris en pensant à la gueule de mon manager. Une bonne farce du destin que cette nouvelle recrue.
Mon portable frétilla sur le guéridon.
- Jo à l’appareil.
- C’est Dominique, tu es où ?
- Au téléphone…
- Non, je rigole pas. J’ai eu les organisateurs qui t’ont attendu à l’aéroport.
Chargés comme des mulets, un groupe de scouts s’installa bruyamment sur ma droite.
- Je suis arrivé en avance, je suis à Cahors.
- Qu’est-ce que tu fous à Cahors ?
- Je bois un demi.
- Appelle les tout de suite !
- Le festival commence dans une semaine, on a le temps.
- Non, je te connais quand tu pars en vadrouille…
Un sourire en coin, je secouai la tête.
- A 72 ans, j’irai pas loin.
- Arrête tes âneries, ils vont venir te chercher et t’emmener à l’hôtel.
Ce jeune con commençait à vraiment m’agacer. Chaque fois qu’il me parlait, j’avais l’impression qu’il s’adressait à un gosse de 12 ans. Et toujours avec son putain d’accent snob. Pas à mon âge qu’un branleur allait me diriger.
- Je serai à l’heure au concert, le reste c’est mon problème.
- Joe, tu me crispes avec tes caprices…
- Toi, tu me gonfles !
Et je coupai mon portable.
Pour qui se prenait-il ? La maison de prod me l’avait collé depuis une année aux basques et, sans rechigner, j’ai tout accepté de ce petit requin aux dents longues qui connaît que dalle en Jazz. Il me voit juste comme un paquet de lessive à vendre aux plus offrants. Il m’a même engueulé une fois parce que je m’étais soûlé au bar d’un grand hôtel. A mon âge, je peux faire ce que je veux quand même. Je le crispe, c’est la meilleure celle-là. C’est bien le premier qui me dit ça en 72 ans. Je vis seul depuis des lustres, ne vois que les gens que j’aime bien et ne fais que les deux seules choses qui me plaisent au monde : chanter et gratter ma guitare. Au moindre ennui ou lourdeur du quotidien, je me carapate pour ne me consacrer qu’au bon côté de l’existence. Qui voulez-vous que je crispe ? Faut du temps et de la promiscuité pour crisper quelqu’un, et sans doute un peu moins d’égoïsme. La seule femme avec qui j’avais vécu plus de trois mois m’avait jeté à la face: Jo, tu ne penses qu’à t’amuser, tu finiras comme un vieux gosse ridé. Elle n’avait pas tort. Le soir même de sa constatation, je faisais ma valise… et ma brosse à dents n’a jamais plus eu de compagne.
- Encore un demi, s’il vous plait.
Mon Stetson sur la tête, je traversai peu après Cahors dans la voiture de location.
***
Ca m’a pris d’un seul coup, j’ai eu envie de me prendre quelques jours avant mon concert à Souillac, le temps d’une balade dans cette région… Celle de mes premiers pas de Jazzman en Europe. Débarqué en 1954 des Etats-Unis, la première personne qui m’a tendu la main fut un étudiant en médecine qui organisait un festival de musique à Marsauliac sur Célé. Mon premier concert solo avait eu lieu dans une grange retapée: devant 15 personnes. Un soir, j’avais fait la connaissance d’une jeune fille de mon âge vivant à une dizaine de kilomètres plus loin. Après un mois collé ensemble presque nuit et jour, je devais remonter sur Paris pour signer un contrat avec une maison de disques. Malgré mon insistance, elle n’avait pas voulu me suivre. Par trouille ? Ou peut-être réellement à cause de ses études de comptabilité ? Je lui avais laissé l’adresse de mon hôtel, elle ne m’avait jamais écrit. Deux ans après, j’avais téléphoné ; une voix féminine m’avait annoncé que Martine était morte dans un accident de voiture.
Comme conservé sous une bulle à l’abri du temps, je retrouvai le même village qu’un demi-siècle auparavant. Excepté les piscines et les panneaux de signalisation.
Je me garai sur la place des Platanes et me dirigeai vers l’un des deux bistrots. Concentrés, de nombreux boulistes participaient à un concours dont les lots gagnants étaient égrenés par une voix provenant de haut-parleur.
Une serveuse vint prendre la commande.
- Une Suze.
Avec le recul, je me demandais comment un gosse de Chicago avait pu atterrir dans cet endroit paumé, surtout en 1954. Pour faire pleurer les journalistes parisiens friands de misère clef en main, je m’étais inventé une bio mâtinée de Cosette et de Sans famille. Mi-Noir mi-Italien, j’avais vécu toute mon enfance dans un quartier de la classe moyenne, très éloigné des immeubles lépreux où s’entassaient les familles les plus pauvres. Elevé par ma mère-coiffeuse dans un salon chic, je n’avais jamais eu à souffrir de la faim ou de la violence. Faut dire que mon père, avocat connu dans la région, versait une bonne pension à ma mère pour que personne n’ait vent de mon existence. Habitant la même ville que lui, je ne l’avais jamais rencontré et, malgré mes nombreuses demandes, ma mère refusa toujours de me donner son identité. En triant ses affaires après sa mort, j’étais tombé sur la photo de mon géniteur. Ce jour-là, je compris pourquoi il n’avait jamais voulu me voir, c’était un avocat ultra-conservateur qui avait défendu plusieurs membres du KKK. Il aurait été abattu par un commando des Black Panther.
Après une balade dans le village et au bord du Célé, je décidais de rejoindre Souillac, histoire qu’il ne croit pas que l’invité vedette leur ai fait faux bond.
Au moment d’ouvrir ma portière, j’aperçus un groupe de jeunes assis sur le bord de la fontaine. L’un d’eux, âgé de 17-18 ans, portait un bracelet coloré qui attira mon regard.
- Tu as eu ça où ?
Il me dévisagea froidement.
- On se connaît pas.
- Tu l’as eu où ce bracelet ?
Il vrilla son index sur sa tempe.
- Il est bargeot le vieux. Faut pas picoler quand on tient pas.
Il démarra son scooter. Les autres l’imitèrent aussi. Sauf une ado secouant la tête au rythme d’un baladeur.
- Eh !
- Ouais, fit-elle en ôtant ses écouteurs.
- Tu connais le garçon qui porte un bracelet bi-colore ?
- Marc, ben ouais.
- Il habite ou ?
Elle haussa les épaules.
- Il squatte par-ci par-là quand il s’engueule avec son père et… Comme il se prenne la tête tout le temps….
- Il habite où son père ?
Elle tendit le bras.
- Là-haut : à Caniac du Causse.
***
Accueillis par les aboiements des chiens, je criai plusieurs fois avant que quelqu’un ne pointe son nez. Vêtu d’un jean et d’un Marcel, un homme rondouillard s’approcha de moi avec un air méfiant. Il ôta sa casquette.
- C’est pourquoi ? demanda-t-il avec un accent rocailleux.
- C’est au sujet… Vous avez bien un fils ?
Il leva les yeux au ciel.
- Malheureusement.
- Je voudrais vous…
- Qu’est-ce qu’il a fait encore ?
Mal à l’aise, je triturai mon chapeau.
- C’est à dire que…
Il s’épongea le front.
- Vous êtes pas le premier à se plaindre de lui… Autant le faire au frais.
D’un geste, il me demanda de le suivre.
Le seuil à peine franchi, je crus que mon cœur allait lâcher. Sans attendre les formules d’usage, je m’assis. La table était encombrée de Dépêches du Midi et de revues agricoles.
- Vous êtes tout pâle. Qu’est-ce qui vous arrive ?
- Vous avez de la gnole ?
-…
- Donnez-moi un verre s’il vous plait.
Sentant que j’étais très mal, il me servit un petit verre de prune que j’avalai d’un trait.
- Ca va mieux.
- Bon, c’est pas que je m’ennuie mais j’ai du boulot. Qu’est-ce qu’il a fait alors encore comme connerie ?
- La photo là…sur le mur… c’est…. c’est à vous.
Il esquissa un sourire.
- Ben sûr : c’est ma mère.
Sous son œil agacé, je me resservis un verre.
- Vous êtes né quand ?
Je sentis que mes questions commençaient à l’agacer. Sans mon grand âge, il m’aurait foutu à la porte depuis longtemps.
- En 55.
Après nos explications, nous restâmes un très long moment silencieux, troublés par cette brutale intimité : un père et un fils se retrouvant pour la première fois sous le regard d’une femme morte. Chaque fois mes yeux se posaient sur elle, je me demandais ce qu’elle aurait pu penser de cette situation. A un moment, j’ai eu l’impression de la voir sourire… Un des effets de la gnole.
- Je sais pas quoi dire.
- Et moi donc.
Il ne cessait de secouer la tête.
- C’est incroyable.
- Elle ne vous avait jamais parlé de moi ?
- Non mais… Il y a une vingtaine d’années, j’ai nettoyé tout le grenier de la ferme… Putain con ! Mon grand-père avait un de ces bazars.
Il se roula une cigarette avant de reprendre :
- J’ai trouvé un paquet de lettres qu’elle vous avait écrit… Elles étaient toutes retournées avec écrit dessus le destinataire n’habite plus à l’adresse indiquée.
- Quelle était l’adresse ?
- Je crois un hôtel à Pantin.
Quand j’étais remonté en septembre 54, le patron de l’hôtel meublé avait mis mes affaires sur le palier et demandé de déguerpir à cause des impayés.
- Je ne savais pas qu’en revenant ici, tout ça me reviendrait à la gueule.
- Ah ! Le v’là ce saligot. Il va m’entendre.
Par la fenêtre, je vis son fils, mon petit-fils, garer son scooter devant une grange. Nous descendîmes rapidement le chemin qui y conduisait. Le paysan en avait gros sur la patate. J’allais assister à ma première scène de famille.
- Je vais lui en coller une !
Soudain, j’entendis le son d’une batterie.
- C’est quoi ça ?
- Y fait du bruit avec son truc là ! Y sais faire que ça, un jour, je vais lui balancer dans la mare.
Il fila un coup de pied dans la porte.
- T’as une convocation des gendarmes !
- J’ai rien fait, moi.
- Ouais c’est moi peut-être qui ait mis des chaînes aux portes de la gendarmerie.
Je réprimai un rire.
- Tu vas en prendre.
D’un geste, je lui attrapai le bras.
- Calmez-vous !
- Qu’est-ce qui fout là cui-là ?
Comme si mes révélations venaient juste de faire leurs effets, il dévisagea tour à tour son fils et son père.
- C’est ton Grand-Père.
Il éclata de rire.
- Les vieux, faut vraiment arrêter la picole.
Instinctivement, je lui en retournai une.
- M’appelle plus jamais le vieux !
***
Le lendemain matin, après une soirée ou nous avions arrosé nos re… trouvailles, nous déjeunions ensemble. Je ne cessai de triturer le bracelet que Marco m’avait rendu. Une babiole offerte un demi-siècle avant à Martine.
Mon portable sonna.
- Joe, j’écoute.
- Qu’est-ce que tu fous ?
- Je serai à Souillac en début d’après-midi.
Je fermai mon portable.
- C’est mon manager, il est un peu pot de colle.
Je me plantai devant la fenêtre de la cuisine.
- Marco, je voudrais te demander un service…
Il garda la tartine suspendue au-dessus de son bol.
- Quoi ?
Je me raclai la gorge.
- Je voudrais que tu montes sur scène avec moi…
Son père éclata de rire.
- N’importe quoi, il sait rien foutre ce gosse.
- Qu’est-ce t’en sais, toi à par le bal du village, tu connais rien d’autre. T’as jamais bougé de ce bled !
- Ca suffit tous les deux. Tu peux me croire, ton fils à du talent.
- Dans ces métiers, il y a que des….
- Laisse-le tenter sa chance au moins.
Marco dévisagea son père qui baissa les yeux.
- D’toute façon, il est majeur, y fait c’qui veut.
- Tu me dis oui ou merde, je pars dans un quart d’heure.
Il lâcha la tartine dans son bol.
- C’est O.K !
Une demi-heure plus tard, nous étions tous trois devant la bagnole. Mal à l’aise, aucun n’osait briser le silence. Comme un con, je tendis la main à mon propre fils en lui promettant de revenir et m’installai derrière le volant.
- Marco, t’as pas oublié tes papiers.
- Non.
- Et ton portable ?
- Oui.
- Tu reviens à la fin du concert, j’ai besoin de toi pour le champ du bas et pour abattre le Marronnier. Fais gaffe à ton fric.
Marco leva les yeux au ciel.
- Papa, tu me crispes.
- Je sais, je sais, je suis un père emmerdant…. Allez, viens que j’te fasse la bise mon affreux jojo.
Avec une pointe de jalousie, je les regardai s’embrasser sur les joues et échanger un regard traversé d’une affection retenue. Crisper quelqu’un a du bon parfois… A cet instant précis, je ressentis un irrépressible regret, la certitude d’avoir oublier l’essentiel. Pas le moment de lâcher ma p’tite larme, mon public m’attendait à Souillac.
- Vas-y le fiston et m’fait pas honte. Je vais surveiller la télé, voir si tu y passes. Fais gaffe à toi.
Sur la route, je souris en pensant à la gueule de mon manager. Une bonne farce du destin que cette nouvelle recrue.
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22:45 Publié dans A hauteur d'homme | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
Une nouvelle magnifique, jazz et tout, quelle ambiance.
Écrit par : M | 20/05/2007
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