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23/04/2007

Monsieur Ernesto

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L'illustration est de Yves Budin qui vient de publier aux carnets du dessert de lune Visions of Miles

Monsieur Ernesto, ce sont les habitués du bistrot «Chez Germaine» qui l’ont appelé ainsi. Parce qu’il porte un béret enfoncé sur les oreilles et qu’il conteste tout le temps.
Longtemps il a réclamé le « Monsieur » devant son pseudonyme. Quand un voisin de bar l’appelait d’un « Ernesto vient boire un coup », il corrigeait : Non Ernesto ne veut pas boire un coup, mais Monsieur Ernesto accepte volontiers un verre. Non mais ! Les bonnes manières ne sont pas faites pour les chiens…
Il lui est arrivé de dormir sous le porche dans un carton, après une soirée trop arrosée. Lorsqu’il n’a plus ni jambes ni métro pour rentrer. Sinon, jamais de la vie il ne se mélangerait aux autres dans un lieu d’accueil. Non, vraiment, ça ne lui dit pas… Des gardiens, l'extinction des feux, la prison, comme s'il n’en était pas sorti. Non ça lui dit vraiment pas. Il squatte un appartement dans un immeuble habité. Il ne dit pas, où.
-On ne sait jamais. Il y a trop de gens malhonnêtes.
Moi j’ai ma maison à moi. Bien sûr que non, elle est pas à moi. Mais c’est chez moi. Là où j’habite. Je paye pas de loyer et je suis chauffé à l’oeil, s'il vous plait... Une combine avec un vieux compteur. Un trou dedans pour bloquer l’horloge qui tourne et le tour est joué. La clef, je l’ai eue par une vieille connaissance. Une gardienne d’immeuble. Une bonne copine que j’ai pas mal câliné par le passé, même du temps où elle était mariée. Lui, il était souvent parti. Et elle, elle avait chaud aux fesses alors je lui ai rendu la vie agréable. Elle me renvoie l’ascenseur. Normal. Je vais encore la voir de temps à autre quand elle m’appelle, mais c’est plus comme avant.
-Il me manque trop de points à la retraite. A cause de tous ces jours évaporés dans l’emploi du temps. La prison, la cavale, les braquages, ça vous occupe un homme. Une vie bien remplie, quand j’y repense.
-Les femmes, envolées les unes après les autres… La première, il y a longtemps qu’elle a mis les bouts, avec un forain... Si ça se trouve, elle est déjà morte. J’ai encore une photo, ou ce qu'il en reste. Une de perdue dix au jus...
-Au début, j’étais typographe. Un sacré boulot et des gars au poil! Va savoir à quoi ça sert toute cette saleté de progrès. Je me suis bien marré avec les compagnons de l’atelier, oui…
-En ce temps-là, les ouvriers savaient se faire respecter. Le métier s'est perdu. Bouffé par ce soi-disant, putain de progrès. Belle saleté, oui. Et regarde les tous, ceux-là. Ils font dans leur culotte. Prêts à vendre père et mère pour que le système continue à leur remplir la gamelle. Pas un seul pour racheter l’autre. Tous des faux culs. Ils viennent boire un verre et ils s’empressent de rentrer à la maison. Leurs bobonnes les attendent. Ils crânent comme ça, mais pas de danger qu’ils soient en retard. La soupe les attends ! La télé et au lit. Parfois une galipette, quand madame veut bien. Et c’est elle qui décide comment ça se passe. Ils se gavent de télé. Regarde comme il sont moches, gras, laids. On le croirait démoulés d’une usine à cons.
Un long silence. Ernesto semble se plonger profondément dans ses souvenirs.
-Moi c’est la routine qui m’a tué. Rien à faire. Quand ça ronge un homme, il faut se bouger… Changer d’itinéraire pour se rendre au boulot, au début ça donne l’impression d’être un autre. Ca dure trois quatre rue. Puis de toute façon arrive l’angle où il faudra tourner à gauche. De toute façon. Et cette façon-là, elle finit par peser. Des tonnes. Il reste bien la solution de regarder en l’air. Là-haut le ciel, les pigeons. Mais on fout les pieds dans la merde sans s’en rendre compte.

Au début je croyais encore en Dieu… J’étais encore jeune, c’est pas moi qui ai cessé de croire en lui, c’est lui qui a cessé de croire en moi. C'est toujours comme ça. Pas grand-chose à attendre de ce coté là non plus… Je devrais pas dire trop de mal des soutanes vu que je tape aussi dans leur râtelier. J’ai ma cantine chez les frangines du couvent. Un bol de soupe, un morceau de pain, du fromage. Mes vêtements sont en bon état. J’ai la casquette assortie à la veste en tweed... Avant j’allais au secours populaire pour les vêtements, mais les fringues des pauvres ne valent pas tripette. Pas comme chez les snobinards. Eux ils savent se mettre le cul au chaud.
Moi j’aurais aimé être lord à cause des chevaux. J’ai mes tuyaux sur le tiercé et je les échange contre des canons au bar. Les journaux coûtent chers. Alors comme je peux pas lire « Le Monde » tous les jours, ni les canards des courses, je garde un oeil sur la télévision. Pour pas qu’un canasson m’échappe. Des fois, j’aurais pu gagner des fortunes si j’avais eu l’argent au bon moment, pour le parier. Je me débrouille bien quand je compare à certains. Une bonne cuite de temps en temps. Je rigole pas souvent, mais quand même un peu. Et quand je parle philosophie c’est parce que j’en ai un petit coup dans le nez. Parce que moi mon gars, y a rien plus que l’hypocrisie qui me dégoûte. Les gros, ils protègent bien leurs plates-bandes. Et eux y a pas de danger qu’ils y aillent en prison.
— Tu vois mon gars moi je pense qu’un taulard, ça donne du boulot à pas mal de monde : le juge, les flics, les avocats, les gardiens. Et qu’ensuite un taulard, ça travaille beaucoup et à des tarifs très compétitifs. Une économie parallèle incontournable, dit-il en agitant l’index, comme un avocat dans sa plaidoirie. Manutention d’imprimés en tout genre, cuisines industrielles dans ses centrales modèles. La multinationale de repas collectif en connaît un rayon dans la rentabilité des taulards.
« Le redressé paye même ses cigarettes plus cher que dans le civil et avec la bénédiction de la République. Le sous-homme loue aussi sa télévision, sa sécurité et l’air qu’il respire. Ce qui ne l’empêche pas de se pendre. Économique ou politique, le système répressif ne défaille jamais. dès la maternelle il faut intégrer les règles du système, et comprendre que seuls ses représentants dominants ont le droit de les transgresser.
Le gendarme et le douanier maintiennent le prix du marché des produits illicites. Ils surveillent que le marché ne soit pas inondé par des vendeurs irresponsables, sinon les cours s’effondreraient. La rentabilité devient plus importante, si l’offre est limitée. De temps à autre, il faut faire un peu de ménage parmi les commerçants les moins coopératifs, de façon à maintenir le marché dans des normes acceptables. L’argent de la drogue sert parfaitement le système. Les pauvres en produisent pour s’acheter des armes dans des guerres entretenues par des gens dont c’est l’intérêt de les entretenir. Les riches ont le pétrole, les autres l’illusion du paradis terrestre. Que le produit abonde et les cours s’effondrent. Alors, plus d’industrie d’armes, plus de guerres et la désolation du chômage. À un bout ou à l’autre de la chaîne les pouilleux trinquent. Pertes et profits identifiables. C.Q.F.D...
— Moi, Ernesto, j’assume mon irresponsabilité, mon inconséquence et autres déviances, mais je voudrais bien que l’on me soumette une autre explication qui tienne aussi compte des lois du marché. », c’est ce qu’il dit quand il se met en colère Monsieur Ernesto, .
— C’est ce que je pense, vraiment. Si on me cherche, on me trouve au « Café du Bon Coin », ou « Au canon d’en face », chez Robert pour les intimes, ou « Au bistrot du champ de courses ».
Dans mon jeune temps, j’étais un poète, mais j’ai eu le malheur de mélanger les affaires et le cœur. Ça ne réussi jamais.

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