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12/03/2007

Mémoire d'homme

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photo Bénédicte Mercier

Je suis arrivé comme à l'habitude par le même bus brinquebalant, un de ces cars poussifs, à-demi épave. Il s'arrêtait partout pour laisser monter ou descendre des passagers et lorsqu'il redémarrait, un nuage de fumée due à l'huile brûlée me dissimulait complètement le paysage. Le véhicule s'arrachait dans un grincement ahurissant de ferraille, pendant que le receveur arrangeait la situation des nouveaux arrivants en leur indiquant où s'asseoir et en prélevant le droit de place. Le graisseur était déjà monté sur le toit, avait ouvert et refermé le grand filet qui recouvrait l'ensemble des bagages. Il organisait le chargement de façon à équilibrer la masse, qu'aucun sac ou mouton ne tombe dans les virages. Allongé sur la route, entre les roues, le graisseur aidait au passage de la vitesse lors du départ du mastodonte. Dés que la vitesse était enclenchée et que le véhicule s'ébranlait il lui passait au-dessus. Le graisseur réapparaissait derrière et s'élançait à sa poursuite en s'accrochant à l'échelle de la galerie. Il ouvrait la porte de derrière alors que le chauffeur accélérait, s'étant assuré que son aide avait bien réintégré son poste. Lorsqu'un passager désirait descendre, le receveur tapait de sa pince métallique sur un des montants des sièges, le graisseur grimpait sur le toit bien avant l'arrêt complet et il recommençait son manège à chaque départ...
Le Père ne m'attendait pas, je venais sans prévenir. Il savait que j'allais venir. Il ignorait quand mais il n'avait plus que cela à faire, attendre. Le reste du temps il discutait ou dormait, assis appuyé au mur de sa maison, le dos protégé du vent glacial du haut Atlas, ce souffle qui coupe en deux. Après tout ce temps sans avoir donné de nouvelles je revenais le voir. Je devrais me refaçonner à son corps, sa démarche malhabile. A ses bras maigres, ses mains énormes, presque difformes à la peau tendue où saillent les os et les veines.
Dans ce décor de rocailles et d'oliviers racornis, il avait retrouvé sa nature profonde, perdue sous la pluie et dans la brume. Celui qu'enfant j'avais connu immense était maintenant un vieillard recroquevillé, petit, voûté, avec un visage mat et osseux, des yeux noirs profonds, fentes rusées et pétillantes et un large sourire sur une bouche fine entourée d'une barbe qu'il rasait avec son crane et ses sourcils au marché hebdomadaire. De son habituelle voix rauque il me racontera ses souvenirs avec un accent inaudible. Je regarderai cet homme avec la vision d'un autre monde. Les liens qui nous uniront ne seront pas des chemins de parole. Je serai l'étranger et ma langue intriguera la tante qui ne cessera de me regarder, tout en chassant machinalement les mouches.
J'ai passé ma journée à l'attendre. Il tardait. Quand je suis arrivé je n'ai trouvé que la vieille tante. Elle m'a serré dans ses bras fort contre elle et s'est mise à pleurer. Je n'ai pas compris pourquoi elle se répandait de la sorte. Il n'y avait jamais eu de joie à l'arrivée ni de peine au départ. Nous sommes ainsi... Si je venais c'était bien, sinon la faute en incombait à la vie. Puisqu'il faut se séparer alors que cela ne soit pas couronné par des scènes de larmes et de cris. A quoi bon?
Elle m'a fait signe qu'il était absent, parti loin, vers le barrage... Elle m'a indiqué la direction d'un geste du bras puis elle a pleuré. Heureuse certainement de me voir. Elle m'a apporté le thé puis a rangé mes bagages. J'avais avec moi un pantalon de velours, une bonne chemise et un pull d'hiver. Ceux que j'avais offert auparavant au Père lui avaient tellement plu. Il ne les avait pas quittés durant mon séjour, si fier de ses solides vêtements de paysan français. Un pantalon de velours côtelé et une chemise épaisse… Il tardait.
Un gamin qu'on était allé cherché est venu. Il avait semble-t-il été suffisamment à l'école pour qu'on se comprenne. Mais que veulent dire les mots? J'insistais pour lui demander où était passé le vieux. S'il savait quand il reviendrait. Je l'attendais depuis le début de l'après-midi. Bien sûr il devait être parti loin pour tarder tant. Le gamin n'a su que me dire.
-Mon père est mort!
Je lui ai fait répéter. Il a confirmé ce que je venais de percevoir. Ce n'était pas de celui du traducteur dont il s'agissait, mais du mien. Puis il m'a désigné du doigt pour qu'il n'y ait plus d'erreur possible. Je pouvais l'attendre longtemps encore... Il avait profité de l'hiver pour partir. Personne ne m'avait prévenu. Personne ne savait où j'habitais. Je n'habitais plus nulle part. J'errais avec mon sac d'une maison à l'autre. Ce n'est pas une affaire extraordinaire que d'oublier de vivre. Parti seul, sans fils pour lui fermer les yeux. Ses compagnons l'avaient escorté à sa dernière étape. Lui qui s'étonnait d'être revenu vivant des carnages de l'Europe. Il appréciait à sa juste valeur le répit accordé. Il en ignorait la durée, mais n'y prêtait pas d'importance.
Les paroles non dites et qu'il faut un jour prononcer écorchent la gorge. Ces mots qui ne sont jamais venus par pudeur, lorsqu'on n'a pas appris à les dire, restent comme un dette. Je savais qu'il faudrait maintenant témoigner pour toute cette hébétude, ce temps perdu à chercher l'issue.
Le lendemain, est arrivé son ami, l'ancien militaire. Le sergent balafré d'Indochine. Il a parlé longtemps, ri beaucoup, dit sa chance d'avoir connu un bon camarade comme le Père, si calme et posé, résolument sage. Il a compté sur ses doigts les années de tourmente, de guerre, de souffrance...
-Oui, c'est comme ça, pour nous, la vie!
Il s'est souvenu de cette époque et de ceux qui ont quitté ce monde, puis il s'est tu. Il semblait avoir lui aussi atteint la sagesse après toutes ces tempêtes.
-Ah, Imma, Imma, Imma!
Il a imploré sa mère, comme pour l'interroger sur sa venue dans ce monde. Il a allumé une pipe de kif et s'est évaporé dans ses pensées comme rassuré sur la destinée du grand voyage.
-Maintenant il est tranquille. Pas comme nous! Il a rejoint Allah! C'est bien! Tu dois pas te faire de souci! C'est moi qui lui ai fermé les yeux! On est là aujourd'hui, demain c'est fini! Un jour bientôt ce sera mon tour, un autre le tien, puis tes enfants et les enfants de tes enfants. Va savoir quand? Personne ne sait! Sauf Mounana! Il faut se préparer, tous les jours! Faire la prière! Etre un bon croyant!
Je n'ai pas osé lui dire que je n'en avais pas pris vraiment le chemin. Mais sait-on jamais? La rédemption existe.
-Toi, maintenant il te faut des enfants! C'est ton père qui veut! Tu étais son préféré! Il ne te l'a jamais dit, pour ne pas faire de différence! Mais il a voulu que tu le saches! Il pensait que tu reviendrais! Tu vois, il te connaissait bien!
J'aurais bien aimé lui donner la joie d'être grand-père, mais la vie a vu différemment. Et ce n'est pas lui qui a faiit naître un goût pour la paternité.
-Tu sais, nous il a fallu toujours qu'on se battre. Lui avec la pelle et la pioche, moi avec le fusil et la baïonnette! On a fait la vie qu'on a pu! Il faut le voir pour le croire! Maintenant c'est mieux pour lui!
Une telle confiance dans l'existence d'un au-delà m'a apporté la sérénité. Comment mettre en doute de telles paroles? Je sentais l'apaisement de la douleur de vivre dans l'intonation de la voix de cet homme. A combien de compagnons sur les champs de bataille a-t-il apporté un soutien moral dans leurs derniers instants? Comment est-il revenu de cet enfer aussi paisible?
Je les imaginais tous les deux assis, le Père et lui, le dos au mur pour capter la chaleur de la journée, égrenant un chapelet, se racontant leurs souvenirs devant un parterre d'autres vieux médusés par le récit de la vie si aventureuse de leur compagnons.
-Pour tous c'est pareil, on ne peut pas rester ici, il faut partir! La France, le Canada, l'Australie, la Hollande! Ici on ne revient que pour mourir! Guérir de la nostalgie! Enfin ce que je dis! Ton père m'a tout raconté! Ta mère et ses enfants. Sa première femme et son enfant mort ici. Ses bouteilles, son travail, sa solitude. Non il a bien fait de revenir. Les enfants appartiennent à une femme, pas à un homme... C'est comme ça!
Ces deux là avaient dû se parler beaucoup. Peut-être avaient-ils cherché une explication à leur maudite trajectoire. Si tous deux ont été bannis du royaume de la félicité de leur vivant, ils n'en ont pas gagné pour autant un coin de paradis.
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photo Bénédicte Mercier

Son ami m'a guidé dans un champ. Une parcelle de terre que rien n'aurait distinguée d'une autre si elle n'avait été recouverte de rocailles dressées, orientées vers l'est. On s'est arrêtés près d'un léger renflement sur le sol à l'endroit où reposait le corps du Père. Des bouquets d'épines aux dards longs empêchaient de marcher sur les sépultures. Quelques herbes sèches bougeaient, agitées par le vent frais. Des chardons sauvages et le néant.
Cette nuit-là je n'ai pas dormi et le point rouge des cigarettes a ponctué les heures qui s'écoulaient.
Cette vie qui avait été la nôtre remontait dans ma mémoire comme le fleuve à sa source. Trajectoire de l'homme de peine. Humbles en pleine force de l'âge que ce pays ne peut nourrir. Terre rude, sans pitié, rouge, couverte de caillasses barbares. Jamais je n'aurais eu le droit de le pleurer. Il n'aurait pas voulu. On ne pleure pas un homme qui a enfin trouvé la paix.
Sa voix me revenait:
-Ton pays!... C'est celui qui te nourrit!... Oublie pas ça, fils!... La terre qui te donne son lait, comme une femme!... Un jour tu comprendras!... Un jour!...
Il avait raison, sa philosophie imparable ressemblait à des blocs de roche extraits à la dynamite. Sa dernière demeure parmi les herbes jaunes se limitait à deux cailloux dressés, un à la tête, l'autre aux pieds. Des épines noires étaient répandues sur le sol, pour que les chèvres ne foulent pas la terre à cet endroit. Il était revenu et je lui avais pardonné son alcoolisme, son inconséquence. Quoi qu'il ait pu faire ou dire il était à l'origine de mes jours. Et le maudire c'était aussi me maudire.
Il avait retrouvé les paysages de son enfance pour apaiser la nostalgie de la douleur de vivre. Par le passé, en Normandie, il avait acheté un bout de terrain en friches au milieu des bois pour se construire un havre de paix. On accédait au terrain par un chemin boueux qui traversait d'autres propriétés. Il avait transformé cet arpent boisé en champ. Lors de l'acquisition de la futaie de châtaigniers sauvages dont les fruits trop petits n'étaient pas consommables il avait coupé les arbres pour les transformer en bois de chauffage. Un bulldozer avait arraché les racines et les avait poussées dans un coin du champ en un tas presque aussi haut qu'une maison. Cela lui avait coûté quatorze mille anciens francs. Il était fier d'avoir conquis ce pré sur la nature sauvage. Je l'accompagnais souvent dans les bois où il passait ses journées à élaguer des branches, enlever les mauvaises herbes. Il avait semé de la luzerne au grand régal des lapins de garenne qui pillaient allègrement sa récolte et creusaient leurs terriers au beau milieu de son terrain. En bas coulait un ruisseau qui prenait sa source quelques arpents plus loin. Il aurait aimé y construire sa cabane en planches pour venir y passer des jours paisibles, loin des soucis de la maison et des remontrances de sa femme.
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photo Bénédicte Mercier
Quelque part au monde il doit exister sur la carte un point fait pour soi, un endroit où l'on se sent imperturbable quoi qu'il advienne. Un lieu où il n'est pas besoin de justification, à part celle d'être là assis et de contempler le ciel. Un coin où l'on retourne la nuit dans ses rêves. Un simple arbre suffit au pied duquel on peut dire: "Ici je me sens bien". Le père avait gardé un seul châtaignier qui me paraissait immense. Il s'y réfugiait lorsque la bruine tombait trop dru ou pour se protéger du soleil. Sa frondaison si épaisse ne laissait couler l'eau que par gros temps. Il semblait que toutes les feuilles orientées dans le même sens formaient une toiture naturelle. Il pleuvait au delà du périmètre de l'arbre mais pas sous ses branches. Je ne suis jamais repassé près de cet arbre. Faute de temps, de mémoire aussi. La vie a de drôles de soubresauts. Peut-être que depuis, cet arbre est tombé en morceaux, foudroyé par un éclair. Pourtant, sans l'avoir revu, je sais qu'il existe encore. Etrange certitude. Il m'attend. Par lui je prendrai racine sur cette terre où je n'ai pas d'endroit où aller.
Personne ne m'avait prévenu du décès du père. Souvent j’avais changé de maison. Mais est-ce si important de posséder une adresse alors que l'on est simplement de passage?

Ce texte est extrait de Le Soleil des fous paru aux éditions Paris Méditerranée. Si vous désirez vous procurer Le Soleil des fous Cliquez ici

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