Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

02/02/2007

Rituel portuaire

Photo de Maggie Taylor...
Pour visualiser son travail se reporter à son lien dans la rubrique photographe.

medium_almost_alice23.jpg


Par Alain jégou
J’accoste toujours dans un port avec la pénible impression de rejouer une scène mille et une fois répétée, de retrouver un vieux rêve inachevé, une fantaisie mentale bâclée et ennuyeuse abandonnée lors de ma dernière partance.
J’aborde le quai avec la même apathie de cœur que lorsque je me laisse emporter par mes plus glaireux cauchemars.
Je baigne dans le flou douteux et tire la vilaine tronche tant l’arrive me pèse.
Vaseux et mollasson, le corps dépenaillé, la silhouette avariée, la dégaine délirante et inquiétante d’un terre-neuvas en fin de campagne, je m’affale sur le plancher des vaches et des beaufs, la tête encore toute criblée de souvenances belliqueuses et maculée d’embruns vachards.
Je me traîne aux premiers pas, avant le premier verre. Largué, il me faut ramer pour revenir à la civilisation, retrouver la bonne case, le poste qui me revient et convient à mon état douteux, reconnaître les flonflons du bal ringard, me remémorer pour rejouer la petite musique de la vie sur terre, réintégrer ma place dans la formation populeuse, réapprendre à chaque fois les gestes de l’intégration et de l’intranquillité citadine.
Les guibolles à la chôle en un roulis farfelu qu’il est bien mal aisé de compenser, il me faut réapprendre à poser le pied pour me mouvoir sur un sol figé.
Cette fois encore, de retour d’une marée de quinze jours particulièrement éprouvante, je n’avais en tête que désirs de beuveries et d’étreintes féminines, que frôlements de peaux fêtardes et débridées . Oublier dans l’outrance de la bamboche pochtronne et charnelle, dussé-je y laisser mon salaire de deux semaines de mer, toutes les plaies et bosses qui balisaient ma ligne de vie.
Après avoir franchi la coupée, avoir posé mes ribouis sur le bitume dégueu, puant le jus de poiscaille et la pisse de chiens errants, j’embouquai une rue glauque et mal famée, dont la réputation n’était plus à faire dans la tronche des aminches des tempêtes, des racleurs d’océans, des bourlingueurs des mers d’Irlande, d’Ecosse ou de Bretagne.
C’était une de ces rues comme il en existe dans tous les ports du monde et les romans de Pierre MacOrlan, de Philippe S. Hadengue ou de Francis Carco, correspondant trait pour trait à tous les clichés zonards, avec ses claques et ses bars louches, avec ses putes aux guibolles résillées arpentant l’asphalte et chaloupant généreusement du prose, tous les michetons baveux du gland et chtarbés de la tringlette, les escarpes débutants et les proxos frimeurs, les terreurs de bazar, les fiottes de sanisettes, les obsédés chafouins, les paumés, les camés, et les matelots bruyants aux tatouages surprenants.
Clins d’œil des néons aux couleurs aguicheuses. Fard dégoulinant des façades flétries. Sales odeurs de graillon, de gnôles frelatées et de gogues débordants. Suint de mélopées sirupeuses ou tintouin d’accords hirsutes et agressifs. Smog épais alimenté par le souffle collectif des accros du mégot. Le cadre était parfait et la situation, louftingue à souhait, correspondait à mes inspiration et aspiration du moment. J’avais besoin de fange et de griseries troubles. L’endroit était propice à cela.
Semblable à tous ces naufragés de l’âme qui renâclaient furax après leur « chienne de vie », s’engueulaient, s’injuriaient, se filaient des gnons, se noircissaient, sans frein ni raisonnement, méthodiquement la vasque vasouillarde, gerbant leur trop-plein d’alcool et de rancœur sur les pavés des quais, je m’immisçai vite fait dans le délire ambiant, enfouissant ma carcasse dans l’interlope moiteur d’un rade décati, le plus craspec du cru.
La touffeur et les effluves folasses m’agrippèrent dès le sas et je dus fourrager dans l’hémisphère ad hoc pour chatouiller véloce mes quinquets fatigués et leur intimer l’ordre de se magner le train afin de me fournir le top de l’acuité.
La brume était si dense et le halo du phare qui surplombait le bar si faible et gringalet que nulle image, nul ton décemment présentable ne parvenait à lui fendre la panse. Je dus attendre quelques minutes, immobile et bigrement bigleux, avant de recouvrer un chouia de vision, juste l’essentiel pour pouvoir me mouvoir et atteindre l’abreuvoir sans dommages ni encombres.
La salle était bondée, pourtant peu tapageuse. Chaque client, tant occupé à se bichonner le gosier, se noircir les éponges aux volutes souillons de mégots meurtriers, nostalgiait à l’encan en grelottant du bulbe sur les accents poignants d’une chanson des Pogues.
Un juke-box cacochyme à vitrine burinée éjectait de ses bronches la complainte rocailleuse de l’Irish déjanté. Shane l’artiste avait saisi aux tripes tous les piliers du lieu, fait resurgir de loin, du plus profond d’eux-mêmes, l’émotion bien planquée sous leur glèbe d’idées torves et de nausées mentales.
Il parlait d’un Noël new-yorkais, d’une nuit que j’imaginai, solitaire et glaciale, pesant de toute sa froidure sur l’âpre blessure des cœurs désespérés. Ca suintait la détresse chronique, le mélo alcoolo, le déballage sordide, dans tous les regards présents et le texte de Shane pesait comme une chatte plombée sur les esprits intensément troublés.
Cette chanson me filait le bourdon et je communiai morbide avec tous mes voisins de débine, dans le silence et le recueillement unanimes.
Je pensai alors à Blaise Cendrars et à ses Pâques à New York, son désespoir, sa solitude, son âme en veuve noire, la souffrance des êtres qui lui ravinait le cœur, et sa prière, son poème, ses mots qui me revenaient en mémoire :
« Et votre angoisse et vos efforts et vos bonnes paroles
Qui pleurent dans le livre, doucement monotones. »
J’entendis aussi la voix ténue de la petite Jehane de France :
« Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »
Ses sourires adolescents, éparpillés sur les quais des gares de Samara ou de Novgorod, revenaient en bouquets embaumer ma mémoire.
J’étais aussi à « 16 000 lieues du lieu de ma naissance », me consumant mochement et poivrotant abondamment. Comme d’aucuns chantent pour passer leur temps, je m’évadais malsain pour estourbir le mien.
J’étais à des lustres du temps de mon enfance, le temps bien révolu du bonheur tapageur et de la belle insouciance. J’avais trop tôt morflé et tout laissé crouler, m’étais fait embringuer dans les trips les plus louches avant de m’embarquer pour la grande aventure, la maritime débauche, la seule sublime errance.
Je n’avais aucun respect pour ma santé, mon corps, cette carcasse ouvertement, outrageusement torturée, cette barbaque barbare qui enveloppait, sans conviction aucune, le cœur salement meurtri qu’elle avait pour mission de protéger de toutes agressivités ou fausses amabilités contactées sur le duraille des quais.
Je m’étais forgé au fil du temps la tronche salement ravinée, volontairement rebutante, qui me préservait de tous abordages et ronds de fion vénaux. Du moins je le croyais.
Je déconnais suicidaire et bambochais féroce, mais seul en cause, n’entretenais en toute lucidité que ma propre déchéance, la bourlingue hirsute, le lent et volontaire dérèglement de tous les sens, la défonce programmée en toute connaissance de cause qui seyait à mon état d’esprit du moment.
medium_subj.gif

Photo Maggie Taylor...

Les commentaires sont fermés.