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15/12/2006

Bruits d'humains

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Photo: Bénédicte Mercier

15 mai 1975
Barcelone barrio Chino.


Habituellement quand il descendait dans le Barrio Chino il passait la nuit dans une pension familiale où il prenait ses aises. La patronne une grosse femme dont les bourrelets graisseux du fessier débordaient de chaque coté de la chaise en assurait l’accueil. Elle appartenait à la race des déesses mères, sortes de vierges des temps primitifs dont les poignées adipeuses dégoulinaient les unes sur les autres, comme une bougie à moitié consumée dont le suif aurait beaucoup suinté. Elle n’en bougeait guère de sa chaise qui avait fini par sembler devenir un appendice de son gros-cul et elle dormait probablement sur place. Il ne se serait pas aventuré à affirmer le contraire.
La première fois, il avait choisi cet hôtel pour son aspect anonyme. Les suivantes parce que la patronne lui rappelait cette maîtresse maquerelle, dont il avait gardé un souvenir ému. Depuis il avait eu accès à d’autres initiations plus tordues, mais rien ne pouvait effacer le souvenir de la première fois.

La matrone assise sur sa chaise ne comprenait pas la signification du sourire si sympathique qu’il lui adressait, mais il s’en foutait. L’odeur du lieu aussi était identique, un mélange de naphtaline, de livarot, d’encens et de créosote. Il ne manquait que le bidet au milieu du patio.
-Le romantisme ça vous fait crever un homme debout, pensa-t-il en constatant un début d’érection.
Il avait choisi aussi cet hôtel parce qu’il se trouvait prés des Ramblas, et il aimait s’en approcher pour sentir battre le cœur de cette ville. C’est là qu’il rentrait en contact avec son agent. Jamais le même. Parfois il devait attendre plusieurs longues journées, enfermé dans sa chambre.
-Vous dites ?
-Oh, rien. Ce sont des souvenirs qu’on aurait pu avoir en commun c’est tout. Il arrêta là son monologue craignant d’être pris pour un dingue ou de devenir un type vraiment suspect.

Il décida de passer son temps en restant le plus possible enfermé dans cet hôtel. Déambuler dans les bars aurait pu attirer l'attention ou favoriser une malencontreuse rencontre. Trente ans s’étaient écoulées, mais il avait été trop connu ici pour se permettre ce genre de fantaisie et sa tête malgré les années n’avait guère changé. Toujours aussi mat de peau, un visage osseux, une gueule qui les faisait toutes se pâmer de la catin à la bourgeoise. Il avait toujours été étonné qu’on s’intéresse autant à sa sale gueule.
Il était peu probable qu'il verrait son contact pendant ce Week-end pascal et cela lui augurait de longs jours d'ennui.
-L’Espagne est toujours aussi catho… Putain, ça ne changera jamais, ça.
Il régnait une chaleur lourde comme seul il peut en exister à Barcelone, et un taux d’humidité à coller les enveloppes entre-elles. Il aurait juré que s’il avait laissé ses chaussures dans un coin, il les aurait retrouvées couvertes de champignons avant la fin de la semaine. Tout aurait moisi. Les perroquets verts qui voletaient de palmiers en palmiers jactaient autant que des pies. Impossible de fermer l’œil pendant la sieste.
Allongé sur le dos dans l’air irrespirable de sa chambre, il regardait les volutes de ses Fortuna s’envoler au plafond. Il pensa qu’il n’aurait jamais dû arriver si tôt. Mais les correspondances des vols ne lui avait pas permis de partir plus tard. Il ne put s’empêcher de repenser à cette femme. Elle le hantait encore, trente ans après. Des parties de jambes en l’air comme celles-la, il n’en avait jamais revécu de semblables. Il tâta son membre à travers l’étoffe légère de son pantalon et senti une raideur.
-Putain de pays de merde… J’ai le feu au cul et pas moyen d’aller voir une petite femme. Qu’est ce qu’elle a bien pu devenir depuis tout ce temps ?
Lorsqu'il avait quitté le pays, plongé dans l'obscure dictature du généralissime, elle travaillait pour les renseignements de la police et exerçait aussi son métier à domicile, source inépuisable d'informations.
Elle avait probablement bien mal tourné et, couverte de bijoux elle devait régner sur tous les bordels de la ville, et toucher de l’argent de tous ses bourgeois qui voulaient encore s’accorder un coït dominical entre hostie et billet de loterie. Il lui savait gré de l'avoir tiré du pétrin quand il avait été si recherché par la police. Elle l’avait hébergé sans rien lui demandé d’autre que de la baiser et tant d’années avaient passé...
Bravant l’interdiction qu’il s’était fixé et taraudé par la curiosité il pensa rendre visite à cette vieille amie à qui il devait d’être encore en vie.

Le heurtoir de la lourde porte n'était plus en place, un digicode l'avait remplacé. C'est à ce genre de détail, que l'on s'aperçoit qu'un pays change. Il attendit que quelqu'un rentre et s'engouffra à sa suite, la femme le regarda avec suspicion, comme pour prévenir les questions il amorça la discussion.
-"Je vais chez madame Esmeralda au troisième!"
La dame le regarda interloqué et lui répondit:
-Je crois que vous faites erreur monsieur. Il n'y a personne de ce nom ici!
-Mais, si, voyons, une cinquantaine un peu forte, elle habite au troisième!
-Impossible
-Pourquoi donc,
-C'est nous qui y habitons!
-Depuis longtemps?
-Une dizaine d'années!
-Je suis à la recherche de cette dame, sa fille qui vit en Argentine est décédée. Peut-être pourrez-vous m’aider à la retrouver!
La dame parue très embarrassée. Elle réfléchit un instant avant de répondre.
-Ecoutez, venez à la maison, quelques instants, mon mari inspecteur de police, vous renseignera.
A la photo du caudillo dans le couloir; au crucifix au-dessus de la porte du salon, il savait que la moindre information qui pourrait lui être transmise ne lui serait qu'après un méticuleux interrogatoire.
-Je suis le père de son gendre, nous vivions en Argentine. Nous n'avons plus de nouvelles d'elle depuis si longtemps!
Le flic paraissait terriblement embarrassé.
-C'est que, Madame est décédée depuis si longtemps que, l'appartement a été réquisitionné par décret et l'argent des loyers placé chez notaire!
C'était donc ça le nœud du problème.
-Vous avez l'adresse du maître?.
Ils se jetèrent des regards inquiets, les deux du petit couple.
-Je ne pense pas que vous le trouverez à son cabinet aujourd'hui. Comme tout le monde, il a déserté Barcelone pour le Week-end pascal.
Par tout le monde, il entendait certainement les gens de sa caste. Les autres continuaient à vaquer à leurs occupations quotidiennes.
-Ce n'est pas grave, j'ai le temps!
-D'ailleurs ma femme et moi allions quitter la maison!
Rien ne semblait pourtant l'indiquer, ni panier à pique-nique, ni valise dans le couloir. Sentant le regard inquisiteur, il précisa.
-Nous aimons nous rendre à l'hôtel!
-Bien sûr on y est tellement plus à l'aise, leur dit t-il, comme pour les réconforter et estomper le soupçon qu'il sentit dans le regard de l’homme.

Il le photographia de mémoire. Oui, c’était bien lui. Ce ne pouvait être que lui. Cette cicatrice sur la joue gauche… Obtenue lors d’un combat au sabre à l’école de police… Oui, pas de doute à avoir…
Il plia le papier et le glissa dans son portefeuille. Il se rendit à l'adresse. A son niveau une voiture s'arrêta, trois types en descendirent deux l'alpaguèrent et le troisième le poussa sur le siége arrière où deux autres sbires l'entourèrent.
-Alors garçon, on est en visite au pays?
Il ne pu les reconnaître. Mais leurs voix, il s'en souvenait… Il les entendait à travers la serviette mouillée qu'on lui avait mis sur le visage et sur laquelle on versait de l'eau. Il s’était juré qu’un jour ces enfants de putains et leur chef, allait payer pour toutes ces souffrances quand il se réveilla le dos trempé de sueur. Tremblant de peur. Maintenant il savait qu’il ne reviendrait plus jamais sereinement à Barcelone. Il attendit son contact, claquemuré dans son hôtel, son billet de train en poche.
Il souleva l'oreiller et retira de dessous son parabellum, il enleva le cran de sécurité et recompta les diamants. Il s'assura qu'on ne le suivait pas et ne retourna pas de suite à l'hôtel. Dans la poche de son pantalon, il tâtait les pierres à travers le tissus.
-Encore heureux que j'ai pris mon calibre, pensa-t-il. En tout cas je ne construirais pas un château en Espagne.!
Dans son travail, on ne mélangeait pas les affaires et les sentiments, et il venait de faillir à cette règle.
Les pales du ventilateur découpaient l'air au plafond. Allongé sur le dos, il fuma un paquet de Ducados. Il pensait qu’il n'aurait pas dû essayer de renouer le contact avec Esmeralda. Sa libido lui avait joué un sale tour. Elle avait dû l’aimer vraiment pour prendre autant de risques et le protéger aussi longtemps. Mais elle détestait ces types du renseignement et leur méthode. Elle avait fini par tomber comme tant d’autres.
En refermant la porte il pensa que ce nouveau modèle de silencieux pour son P38 était d'une redoutable efficacité. Il a allumé sa cigarette en se jurant que ce serait la dernière. Depuis le temps qu’il s'était promis d'arrêter de fumer et qu’il avait sans cesse reporté sa décision. Il savait bien qu'il se mentait. Malgré les risques encourus pour sa santé, il continuait. N'ayant jamais put résister à la tentation, il avait accepté cette faiblesse comme toutes les autres. On s'habitue à tout, avec un peu de résignation. Il pensait vite, par à coups. Des images se superposaient sur des ralentis. Tout revenait comme une aigreur, après un repas trop lourd. La vie est difficile à digérer. Il savait bien qu'il n'avait pas choisi d'arrêter de fumer, cela il l'avait compris, probablement c'était la seule chose qu'il avait accepté. Il lui semblait faire ce geste pour la dernière fois comme lorsqu'il avait tourné la clef dans la serrure de sa chambre en interrogeant son chek list. Tout était parfaitement en ordre, comme il l'avait prévu. Il ne lui restait plus qu'à laisser la clef en bas, avant de se rendre à l'aéroport...
Il se revoyait sur le tarmac de kinchassa avec son bagage à main. Il était un autre, barbe rasée, cheveux coupés très courts. Il se sentait léger dans ce costume. Bien qu'il sache qu’en Argentine ce soit l'hiver, il s'en fichait. L’escale prévue était à Barcelone. Il ne savait pas qui serait son contact. Il ne l’avait jamais vu ne le reverrait jamais. Il recevait un coup de téléphone, il se rendait à un autre hôtel, de grande classe celui-là. Il attendait encore, puis recevait un autre coup de téléphone. On lui apportait l’argent, il laissait les diamants et il retournait à son hôtel.
Les liasses de coupure dans sa mallette, il héla un taxi, mais avant de se rendre à la gare, il demanda au chauffeur de faire un léger détour. Il lui laissa un billet et lui demanda de l’attendre. Sa valise à la main, il s'engouffra dans le porche à la suite de la jeune fille. Il sonna au troisième étage. Quand le couple apparu dans l'encadrement du couloir, ils s'affaissèrent l’un après l’autre, dans un bruit mat.
- De la part d’une amie, dit-il!
Et il referma la porte.

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