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13/02/2007

ALLER-RETOUR

Par Mouloud Akkouche

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L’avion ne devait pas tarder à atterrir. Je fermai les yeux et essayai d’imaginer mon village. Plus de dix-sept ans, sans y remettre les pieds. Ce petit patelin de Kabylie où je fis mes débuts de comique. Sur une colline couverte d’oliviers, mes premiers spectateurs n’avaient jamais quitté leurs maisons de pierres sèches. Sauf, ceux massacrés par les mains sans noms.
Une semaine auparavant, en pleine nuit, un coup de fil de mon frangin. Notre mère allait bientôt mourir. Aussitôt, j’avais voulu prendre le premier avion. Ma femme m’avait rappelé qu’un retour en Algérie tenait du suicide.
Sonné par la nouvelle, j’avais passé une nuit blanche. Le lendemain matin, Ali, notre plus jeune fils, m’avait jeté un coup d’œil inquiet. J’étais affalé sur le canapé, les yeux gonflés. Le cendrier plein. Jamais il ne m’avait vu dans un tel état. Aussi désemparé.
Après une hésitation, il s’était penché sur moi pour dire avec son patois de cité :
-Papa, j’ai trouvé un bon plan grave pour que tu puisses partir au bled sans blême.
J’écrasai mon mégot en soupirant.
- Et c’est quoi ton idée ?
Il avait haussé les épaules.
- Tu y vas dans un cercueil comme les vieux qu’on envoie se faire enterrer au bled…
Rouge de colère, ma femme lui avait fondu dessus.
- Ca suffit ! Va dans ta chambre, tu as du boulot.
Avant de refermer la porte, Ali avait posé sur moi un regard étrange ou je pouvais lire: ‘’ Mais putain ! vas-y Pa ! C’est ta mère quand même, y faut que tu ailles.’’ Mon propre gosse m’avait exhorté à me rendre au chevet de ma mère. Sa grand-mère qu’il ne connaîtrait jamais.
Trois jours plus tard, un vieux pote de comptoir me fournissait les papiers d’un faux mort et un vrai cercueil équipé d’un système d’aération bricolé à la hâte. Quant au reste, tout avait été organisé dans les règles, sans oublier la collecte de fonds dans un bistrot pour le convoyage du défunt.
Même dans le sketch le plus délirant, je n’aurais pu coller cette scène: un acteur comique voyageant en cercueil dans une soute à bagages. Quelle connerie. Pathétique. A Alger, j’allais arrêter cette pitoyable comédie.
Le choc interrompit mes digressions. Le boucan faillit m’éclater les tympans. Que se passait-il ? Je redressai la tête et tendis l’oreille. Nous étions à l’aéroport. Après un moment interminable, l’avion finit par ouvrir ses entrailles. Je sentis qu’on me soulevait. Environ une heure plus tard, je me retrouvai hissé dans un véhicule : direction mon village natal.
Excepté Djamel, mon jeune frère- le seul ayant échappé aux mains sans nom- personne n’était au courant de mon arrivée. Pour ne pas éveiller les soupçons, il avait tout réglé par mail de son bureau de comptable dans une usine de chaussures. Son efficacité et sa rapidité m’avaient stupéfié. Meilleur qu’un tour opérator le p’tit frangin ; même ma mère n’était pas au courant.
Pendant le voyage sur les routes sinueuses, le cercueil ne cessa de tanguer et cogner contre les parois. Je m’étais fait une bosse au front. Bras et jambes coincés, visage inondé de sueur. A chaque coup de freins, ma poitrine se serrait. Des heures d’enfer. Je croyais que j’allais devenir fou.
A peine garé, des cris fusèrent. On tira le cercueil vers l’extérieur avant un arrêt brusque, suivi d’un silence. Un très long silence. Une femme gueula, son cri ricocha de femme en femme. Puis des voix d’hommes.
-Mais ce mort là… Il est pas de cette famille.
- C’est vrai, renchérit un autre. On connaît personne de ce nom-là au village.
- Je vous dis que c’est ici, affirma mon frère.
Le cercueil avançait, reculait, comme si les types des pompes funèbres hésitaient à décharger leur livraison. L’un d’eux envisagea d’appeler son patron à Alger. Mon frère commença à le culpabiliser avec le respect dû aux morts et, pour renforcer ses propos, appelait systématiquement Dieu à la rescousse. Tandis qu’il parlait, le bruit s’amplifiait, les voisins devaient tous s’agglutiner autour de la camionnette.
-Je vais devoir appeler mon chef, grommela l’un des employés.
-Tenez, fit mon frère, c’est pour vous.
Le cercueil fut aussitôt soulevé du sol et transporté à l’intérieur de la maison.
Puis plus un bruit. Des minutes qui me parurent une éternité. Qu’est-ce qu’ils foutaient ? Il voulait que j’y passe pour de bon ou quoi ! Je m’apprêtai à pousser un cri quand j’entendis des bruits de pas.
Le couvercle s’ouvrit. Je mis un petit moment à m’habituer à la lumière.
A travers le hublot, j’aperçus le visage rondouillard du frangin et celui de ma mère.
- Alors comment ça va ? demanda-t-il en m’aidant à sortir. Je ne te demanderai pas si tu as fais un bon voyage.
- A tombeau ouvert, répondis-je avec un clin d’œil avant de le serrer contre moi.
Ma mère avait reculé de deux pas et, adossée au mur, elle me dévorait des yeux. Un sourire traversa son masque de douleur. Soutenue par deux vieilles cousines, elle s’approcha à pas si lents que j’avais l’impression qu’elle ne parviendrait jamais jusqu’à moi. Incapable du moindre geste, les bras ballants, je l’accompagnai du regard.
Elle se glissa entre mes bras et pleura.
- Y faut retourner au lit, ordonna le frangin. Le docteur a dit qu’il fallait pas que tu bouges trop.
- Laisse-moi Djamel, ordonna-t-elle. Tu es revenu alors Mohamed. Tu es revenu.
J’allumai une cigarette.
- Oui, maman.
Elle désigna le cercueil:
- T’aurais pas dû venir dans ça. T’aurais pas dû… Ca se fait pas mon fils, c’est une honte.
Je haussai les épaules.
- Je ne pouvais pas faire autrement.
Elle leva les yeux au ciel et commença à m’engueuler comme quand j’étais gosse. A bout d’arguments mais surtout de souffle, elle s’arrêta.
- Maman, je… je…
Telle une propriétaire, elle me fouillait du regard pour retrouver ce qui lui appartenait encore, ce que l’exil et ma nouvelle existence n’avaient pu dérober.
Puis elle se laissa à nouveau tomber dans mes bras.
- Je suis si heureuse de te voir Mohamed.
Son corps frêle, un paquet d’os. Ses sanglots étouffés contre ma poitrine. Ses ongles labouraient mon dos comme pour y inscrire des empreintes indélébiles.
- Mon Mohamed, tu es revenu, répétait-elle avec de plus en plus de difficultés pour respirer.
Inquiet, Djamel me fit un signe discret avant de la diriger d’autorité vers sa chambre.
Prêt à m’effondrer, je détournai la tête et m’accoudai au rebord de la fenêtre.
Une cigarette à la main, je fixai un point invisible dans le champ derrière la maison. Un troupeau de moutons paissait près d’un pylône électrique, de nombreuses habitations avaient poussé sur les champs qui faisaient la fierté de mon père : disparu deux mois avant ma fuite en France. Il m’avait fait promettre sur son lit de mort de ne jamais les vendre et continuer de les labourer. Mal à l’aise, j’avais juré de respecter ses dernières volontés ; mon départ était déjà programmé. Je portai le regard vers le sommet de la colline : il reposait dans sa terre rouge.
- Je… Je suis content de te voir, bredouilla Djamel. Je peux t’en prendre une ?
- Garde le paquet.
- Merci. Ça coûte vachement cher ici.
Nous restâmes assis côte à côte à fumer tels deux potes à la terrasse d’un bistrot. Une conversation sans phrases s'installa entre nous. Les mots, inutiles, se dissolvaient dans la chaleur de cette fin d’après-midi.
- Je dois repartir quand ?
Il fronça les sourcils.
- Demain à 8 heures.
- Non, je veux rester plus longtemps.
- C’est pas possible. J’ai eu Mourad au téléphone. Il a tout préparé avec un mec du consulat de France. Tu partiras avec les papiers d’un coopérant français mort d’une attaque cardiaque. Il va se faire enterrer du côté de Marseille.
- Je peux rester au moins un ou deux jours de plus.
- Non, c’est trop risqué que tu restes ici. T’es pas en sécurité. Ils vont finir par apprendre que tu es là.
Mon absence et les drames ayant ébranlé la famille lui avaient donné l’assurance d’un aîné, celle que je n’avais jamais eue. L’expérience en accéléré du malheur. Il me parlait comme à un petit frère à protéger. Et j’étais infoutu de lui offrir la moindre parole de réconfort. Minable.
- Viens Momo, on va manger.
Avant de me coucher, je poussai la porte de la chambre plongée dans l’obscurité. Je m’assis sur la chaise, à côté du lit. Sa respiration était bruyante et heurtée.
- Tu reviendras quand Momo ? murmura-t-elle en serrant ma main. Faut que tu reviennes vivre ici. Y faut pas que tu laisses Djamel tout seul.
Je baissai les yeux.
- Tu sais que …
- Je sais, m’interrompit-elle. J’espère qu’un jour, tu pourras revenir dans ta maison dans autre chose qu’un cercueil. Quand le sang cessera de couler.
Une quinte de toux commença à la secouer.
-Ce jour-là viendra, ajouta-t-elle après un long moment, j’en suis sûre mon fils. Un jour, notre pays sortira de cette nuit de sang. Tout à une fin, même l’horreur.
Elle cracha une nouvelle fois et conclut :
- Je le verrai pas ce jour-là, moi. Je serai au cimetière à l’ombre des cyprès… avec tes frères et ton père.
Le lendemain matin, j’étais prostré dans la cuisine avec Djamel et deux cousins. Les tasses de café et les clopes ne ralentissaient pas les aiguilles de la vieille horloge bourrée à craquer de dix-sept ans d’absence. Après avoir lâché deux plaisanteries foireuses pour tenter de ressusciter le bon temps où tout le village me surnommait Momo le rigolo, je fixai le carrelage fissuré en de nombreux endroits. Et les images se pressaient au portillon de la mémoire. Momo le rigolo, star comique en Europe, n’était plus qu’un fantôme sans humour, un type qui avait claqué la porte de son enfance et laissé la clef dedans. Paumé derrière une cloison de dérision.
Très mal à l’aise, Djamel précipita les adieux. Il m’entraîna jusqu’à ma mère recroquevillée sur un fauteuil. Dès qu’elle me vit, elle s’appuya à l’accoudoir, sans réussir à se lever. D’un geste agacé, elle demanda à une jeune voisine, immobile dans l’embrasure de la porte, de l’aider.
Incapable de prononcer le moindre mot, je l’embrassai sur les joues en évitant son regard.
- Faut y aller maintenant Momo, ordonna-t-il et me poussa dans le cercueil.
Avec une grimace de douleur, elle se pencha très lentement et embrassa le hublot. Son visage ne décollait plus du rectangle vitré. Une main la tira en arrière.
Djamel se pencha à son tour, visage tendu. Malgré son sourire, je sentis qu’il retenait ses larmes. Un grand pudique le petit frangin.
Il referma le cercueil.

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