03/04/2010
Un gars pas de chez lui...
TiM WINTON
Article paru dans Le Matricule des Anges Numéro 21 de novembre-décembre 1997
Vertiges et désolations dans le monde de Tim Winton. Ses personnages, qui évoluent dans des contrées inhospitalières, partent à la dérive. Leur bout de terre devient un bras de mer. Ils s'en vont, sans boussole ni gouvernail.
La détresse des grands paradis blancs
"Les mondes nouveaux doivent être vécus avant d'être expliqués". Les mots de l'écrivain cubain Alejo Carpentier à propos de son propre continent pourraient résumer le roman Cet oeil, le ciel, qui se déroule en Australie. En d'autres termes, il faut s'imprégner du décor, de l'atmosphère de l'ouvrage pour le comprendre. Ça s'explique difficilement, ça se vit, ça se lit! Ce désert rude où s'accrochent obstinément à la vie des buissons d'acacia, le soleil rouge qui cogne inlassablement aux fenêtres et le silence... immense. Tout cela, Tim Winton l'a vécu pour le décrire. Cet écrivain habite dans le Western Australia, l'un des états les plus désolés du continent australien, patrie des villes fantômes qui n'ont pas survécu à la fièvre de l'or du siècle dernier. A 37 ans, né à Perth (la métropole la plus isolée de la planète!), il porte déjà une oeuvre lourde d'une trentaine d'ouvrages. Cette année, le public francophone a l'occasion de le découvrir avec Cet oeil, le ciel (déjà publié en 1991 aux éditions Les belles lettres) et La femme égarée.
L'oeil fou
Le ciel bat des cils. Petit à petit, il lève ses paupières. Ce sont d'immenses nuages noirs qui s'écartent en mesure, en ligne. Ils laissent place à l'iris bleu d'un oeil qui contemple le monde, et qui lorgne tristement sur l'univers étriqué de Ort Flack. Ce gamin, héros de Cet oeil, le ciel, a douze ans. Ses parents sont des hippies qui se sont installés au fin fond du bush australien. Ils ont cédé au mirage du paradis blanc, fait de sables et de soleils éblouissants. Mais voilà que l'insousciant bonheur se transforme en cauchemar. Le père Flack sombre dans le coma après un accident de voiture. L'existence d'Ort en est bouleversée : tandis que sa mère ne fait front à rien, sa grand-mère perd ce qui lui reste de lucidité, et sa soeur se réfugie dans la haine. Lui Ort, voit un oeil au-dessus de la maison qui, pense-t-il, surveille la famille. L'arrivée d'un étranger donnera le signal du chaos final. C'est Henry Warburton, une sorte de prédicateur fou, qui s'immisce dans la famille et lui fait perdre ses derniers repères. Cet oeil, le ciel est un récit étrange, onirique où large place est faite aux commentaires de l'enfant : "Quand je me réveille, il fait nuit. J'entends l'eau chaude qui siffle dans les tuyauteries. J'ai fait un rêve. J'étais ici dans la maison, et des oiseaux blancs arrivaient, par centaines, venant de nulle part. Ils se sont mis en cercle et commençaient à atterrir dans les arbres. Très vite, ils ont rempli la forêt. Comme de la neige". Dérangeant, mélange d'hommes fous et de femmes faibles, ce livre ne laisse pas indifférent. Par la voix et les rêves d'un enfant, il tire insidieusement les lecteurs dans un monde de misère.
Disparue
Une dizaine d'années après Cet oeil, le ciel, l'ami Tim Winton a écrit La femme égarée. C'est sous d'autres latitudes que se déroule le roman, mais ô combien voisines dans ses sensations de solitude et de grands espaces : l'Irlande. Un autre de ces paradis blancs, lourds de nuages aussi laiteux que la laine des millions de moutons qui hantent la lande. Fred Scully et sa femme Jennifer ont décidé de quitter l'Australie pour une nouvelle vie en Europe. Ils tombent amoureux d'une vieille maison dans le sud de l'Irlande. Les jours sont longs dans cette maison inconfortable, que Scully retape en attendant sa femme et sa fillette Billie, reparties régler quelques affaires en Australie. Leur retour est annoncé mais, à l'aéroport, Scully ne voit que Billie. Sa femme a disparu et sa fille est devenue muette. Alors commence pour Scully et Billie une cavale désespérée à travers l'Europe, à la recherche de Jennifer. "Le terminus de Rome était une vaste chambre de cris et d'échos, de crissements métalliques et de fracas de chariots lorsque Scully et Billie se mirent à courir vers le bureau Informazione, parmi la foule de gens suppliants qui s'aggrippaient à vos bagages. Scully se sentait puant, poussiéreux, froissé tandis qu'il sondait du regard l'étrange écran d'ordinateur sur lequel clignotaient des messages dans toutes les langues".
Traque sans fin
Plus la traque avance, plus la disparition de Jennifer est mystérieuse et plus le père et la fille s'égarent. Ils partent à la dérive, comme deux frêles esquifs sur une mer de houle et d'écume. Ils ont brisé leurs amarres parce qu'on a brisé leurs amours. Chacun s'enferme dans son calvaire et parcourt son éprouvant chemin de croix. La petite Billie qui sait mais n'arrive pas à dire. Et qui vit ce périple, cette fuite en avant, à travers l'Europe, ballottée au bras de son père. "Billie s'éveilla dans l'air sec de la montagne et ne vit rien au-delà de la route en lacets. La tête renversée et la bouche ouverte, Scully dormait toujours. Elle l'observa dans le noir tandis que l'homme devant chantait doucement pour lui tout seul, et elle sentit la nuit palpiter au-dehors, derrière son visage douloureux". Quant à Scully, qui crève de ne pas comprendre, il sombre petit à petit dans la déchéance et le désespoir. "Scully ne bougeait pas du tout, sauf pour soupirer ou renifler ou remuer les lèvres sans parler. Parfois, des larmes sourdaient de ses yeux étroitement fermés, mais il ne prononçait pas un mot". Dans cette traque qui chemine à travers la Grèce, l'Italie, la Hollande, la France..., on rencontre beaucoup de personnages ratés, de pseudo-artistes eux-aussi emportés au gré des courants et des flots. Ce roman est un voyage au long cours. On y est ballotté, délogé, abordé à bâbord et trucidé à tribord. Un seul écueil : il n'a pas de fin. Cette longue quête n'a pas d'issue, pas d'explication. Ce sont les derniers récifs contre lesquels on se brise.
Hubert Delobette
Cet oeil, le ciel
La femme égarée
Tim Winton
Rivages poche et Rivages
253 et 381 pages, 52 et 135 F
©
Le Matricule des Anges et les rédacteurs
19:28 | Lien permanent | Commentaires (0)