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27/01/2010

LE SOURIRE DU KLEENEX

Une nouvelle de Mouloud Akkouche

 

Pour tous les sans lumière.

     Le maître d’hôtel, un grand brun énergique, me conduisit jusqu’à mon rang. Sur chacune des cinq tables étaient disposés des cartons d’invitation.

-T’auras de bons pourliches et des autographes en plus pour le même prix.

     Dès qu’il s’éloigna, je fis le tour de la salle pour lire chaque nom : que des patronymes connus de la télé et du cinéma. Je zappais d’une table à l’autre. La vedette de la soirée était Marc Parly. Un prix allait être décerné au ‘’formidable acteur au grand cœur‘’ comme l’encensait les thuriféraires de la presse locale. Tel un catalogue de bonnes actions, le journaliste avait listé toutes les associations caritatives parrainées par l’acteur depuis 25 ans.  Un grand humaniste.

     Pas comme Philippe !

     La moitié de ma vie se mit brusquement à se rembobiner. Déjà presque un quart de siècle que Philippe m’avait larguée ! Pour une paire de seins qui passait par-là… Au retour du boulot, j’avais vu le mot sur le frigo et commençai à le lire machinalement en pensant qu’il manquait un produit de cuisine. Une courte phrase écrite au marqueur noir : Je te quitte.  Le frigo doit encore se souvenir de mes larmes et violents coups de bottes.  Depuis ce jour là, j’ai l’impression de n’être qu’un kleenex.

-Josiane, fit le maître d’hôtel. Allez terminer la mise en place de votre rang.

     ***

     A 19H15, Marc Parly descendit de l’avion en provenance de Paris. Il portait une casquette et des lunettes noires. Le pied à peine sur le tarmac, deux femmes et un garde du corps le réceptionnèrent puis le guidèrent jusqu’à une berline. Sans un mot, il s’assit à l’arrière et poussa un soupir.

     Imperméable aux propos de l’attachée de presse volubile, il alluma une cigarette et regarda la neige tomber derrière la vitre fumée. Perdu dans ses pensées.

     Son mobile  sonna.

-Allô !

-C’est Max, tu as fait un bon voyage ?

     Il fronça les sourcils.

-Pfff…. Non.

-Pourquoi ?

      Marc secoua la tête.

-Je n’ai pas envie d’y aller.

- C’est pas possible ! Ils doivent te décerner le grand prix du cinéma.

-Rien à foutre du grand prix !

L’attachée de presse pâlit.

-Mais…

-Ça me gonfle tous ces trucs !

     D’un geste sec, il  coupa son mobile et flingua du regard l’attachée de presse qui se tut.  L’homme qu’il venait de jeter était son agent.  Et aussi son plus vieil  ami.

     Quelques mois déjà que le moral de Marc menaçait de flancher. Son médecin n’avait diagnostiqué que les effets du surmenage. Marc savait bien qu’il s’agissait d’autre chose. Une poussée de lucidité. Les années de course à la gloire lui semblaient bien vaines, une gesticulation pour se sentir vivant. Rien de plus. Toutes ses mesquineries, trahisons et intrigues pour voir son nom en grandes lettres sur l’écran… Pour rien. Le tueur n’avait plus de dents. Même si le public l’adulait, Marc sentait au fond de lui le pantin trimballé de plateau télé en festival, un pantin gonflé de larmes qui, chaque nuit dans sa chambre d’hôtel de luxe, laissait glisser le masque à sourires et tentait de repousser les démons à grand renfort d’alcool. Le doute l’avait alpagué. Peut-être son cinquantième anniversaire ? Virginie, sa dernière conquête- une très jeune comédienne férue de mystique tout terrain-, tenta de lui donner une explication : c’est l’enfant que tu trimballes en toi qui est encore insatisfait et veut autre chose. ‘’Qu’est-ce que tu veux que je fasse ! avait-il rétorqué. Que je le noie ce gosse ! ‘’ Depuis, Virginie, excédée par ses crises de colères et ses montées de violence, était allée exercer ses talents de psychologue dans d’autres bras.  Une phrase -d’ado dépressif- obsédait Marc, griffonnée sur un cahier de collégien : je me suis tiré une balle dans la tête ; elle circule dans mon corps mais n’a pas encore trouvé son point d’impact. Quoi qu’il fasse, cette sentence écrite 34 ans auparavant revenait à la charge.

-S’il vous plait !

-Oui, fit aussitôt le garde du corps assis à côté du chauffeur.

-Arrêtez-vous là.

     L’attachée de presse plissa le front :

-Nous risquons d’être en retard.

-J’ai bien le droit de pisser, non ?.

     Le chauffeur se gara devant le Bar-tabac.

***

     Depuis mon arrivée, un commis ne cessait de faire des pitreries devant moi. Un beau gosse bourré d’humour qui rêvait de monter à Paris pour devenir acteur. Un doux rêveur sans collier. Malgré son jeune âge, il me plaisait beaucoup et j’avais l’impression de ne pas le laisser indifférent. Plusieurs serveuses, dont une brune très sexy,  étaient prêtes à le croquer à la fin de leur service. Un extra pour une extra.  Mais  pas avec une vieille comme moi.

-Josiane, on a pas le droit d’être triste comme ça, quand on est vivante, fit-il avec un clin d’œil

     Il avait tort. Même si mon visage portait par habitude un voile d’amertume, je n’étais pas triste pour autant. Au contraire ; jamais depuis des années, je n’avais ressenti un tel plaisir. Un grand bonheur. Je n’étais plus l’esclave d’une histoire. Fini la soumission. Enfin j’allais pouvoir devenir, pour reprendre les mots ressassés par l’assistante sociale qui s’occupait de mon surendettement : actrice de ma propre existence. 25 ans verrouillée de l’intérieur.

     Bientôt libérée.

  Sourire malicieux aux lèvres, le jeune commis-comédien de salle fouilla dans la poche de son gilet et sortit un brumisateur de la taille d’un stylo-plume. Interloquée, je regardais l’étrange bouteille de parfum. Ma stupéfaction augmenta lorsqu’il ouvrit soudain la bouche et s’envoya plusieurs giclées.

-C’est du cognac ! s’enthousiasma-il, c’est pour les invités officiels mais j’en ai piqué un. C’est pour le parfum intérieur. T’en veux ?

-Non… Je ne bois plus.

     Je jetai un coup d’œil à ma montre et gagnai les vestiaires. Le service allait commencer. Je devais être prête.

     Le tube de rouge à lèvres à la main, je restai un moment devant le miroir. Une femme me regardait ; elle n’avait pas envie de finir la nuit seule. Ni sa vie. Une femme  avec encore de beaux restes. De beaux restes à réchauffer…

     Ce 5 mars 75, un nommé Philippe Leroux  avait détruit mes rêves de bonheur, cassé mon jouet. Brisé un couple et un petit garçon de six mois. Un lâche incapable de me regarder dans les yeux pour me jeter à la face : je te plaque Josiane. Je l’avais harcelé au téléphone des mois et des mois  pour qu’il revienne mais, chaque fois, il m’avait envoyé paître en me disant que je n’en voulais qu’à son fric. Sa réussite sociale. Un jour, une voix de synthèse m’avait expliqué que le numéro de mon correspondant n’était plus attribué. Pendant des années, j’avais travaillé pour qu’il puisse se consacrer uniquement à ses projets et, jamais, je ne l’avais culpabilisé car il ne rentrait pas d’argent. Jamais. Orgueilleuse et têtue comme tous mes ancêtres bretons, j’avais décidé de m’en sortir seule et de le lui prouver. Pas besoin de son fric. Puis les années ont passé  par là; Adrien a grandi sans père, et moi je me suis aigrie.

     Mais aujourd’hui, je vais remettre les compteurs à zéro. Et enfin vivre moi aussi.

***

-Qu’est-ce qu’il fout ? s’inquiéta l’attachée de presse qui faisait les cent pas dans le hall de l’hôtel. Quel emmerdeur !

-C’est comme ça les stars, ricana le garde du corps. Elles sont pas sur les mêmes fuseaux horaires que nous.

     Elle lui jeta un regard méprisant.

-Ouais mais… j’ai tous les journalistes qui l’attendent pour la conférence. En quinze ans de carrière, j’ai jamais vu un type avec une grosse tête comme ça !

    Pendant ce temps, Marc Parly fumait sur le balcon de sa chambre. La culpabilité s’était renforcée. Les images du passé cognaient de plus en plus fort à la porte. Tout se mélangeait. Où se trouvait la balle tirée 34 ans plus tôt ?

     Il finit par descendre dans le hall de l’hôtel.

-Les journalistes  vous attendent, s’empressa de dire l’attachée de presse. Ils ont hâte de vous voir.

-Pas moi, grommela-t-il en poussant la porte tambour. Bon, on va le chercher ce putain de prix !

     ***

     Parmi tous ces j’aimebeaucoupcequevousfaites qui ne cessaient de se léchouiller les joues et regarder dans la gamelle du voisin, je me sentais très mal à l’aise. Personne ne s’en rendit compte. D’ailleurs : qui aurait remarqué une extra ? Une marathonienne de plus de 50 ans cavalant avec des assiettes à la main, entre la salle et la cuisine. Juste un kleenex sachant tenir son rang dans un banquet.

     Chacun son rang.

     A pas lents, je m’approchai de la table de l’invité d’honneur. Cachée derrière un pilier, il ne pouvait pas me voir. Il ne ressemblait guère à la photo sur les affiches placardées dans toute la région. L’acteur au grand cœur n’avait pas l’air dans son assiette que, d’ailleurs, il ne touchait pas. Même derrière ses lunettes, on sentait qu’il faisait la gueule. Contrairement à tous les autres invités dégustant des vins à pedigree, il ne buvait que de la bière. De banals demi issus de la pompe. Personne n’osa lui en faire la remarque, une star a tous les droits… même de  continuer de broyer du noir en pleine lumière. Quelle indécence ! Pourtant à la fin du repas, les membres du jury allaient lui décerner le prix le plus important de la profession. Quel égoïste !

-Josiane, qu’est-ce que tu fous là ! s’écria le maître d’hôtel. Retourne à ton rang.

     Le kleenex obtempéra. Mais dès que le maître d’hôtel s’éloigna, je me rapprochai encore plus près de la star. La serveuse en charge de sa table me lança un œil noir. Elle devait croire que je voulais lui sucrer son pourboire.

     Au garde à vous derrière le passe plats, le commis me fixait. Il gratta sa main sur sa joue, impatient de terminer son service et larguer son costume de Pingouin. Je lui souris. A quand remontait mon dernier sourire ?

-S’il vous plait !

     Le moment tant attendu se présenta. La star me fit  enfin un signe. Les yeux baissés, je me plantai devant elle et détaillai le carrelage. Très tendue.

-Oui, mon… monsieur.

-Une bière.

     Sous le regard agacé de ma collègue, Je gagnai le comptoir et demandai au barman une pression pour l’invité d’honneur. ‘’ Avec ce qu’il s’enfile le père Parly,, j’aurais dû prévoir un fut de rechange.’’ Dès qu’il déposa le demi sur mon plateau, je retournai vers la salle. Mais après un détour par les  toilettes.

***

     Acclamé par toute la salle debout, Marc Parly chaloupa vers l’estrade déjà chargée d’officiels. Ivre mort, il avait beaucoup de mal à marcher. Il ne réussit pas à monter. Un maître d’hôtel se précipita pour l’aider à grimper les quelques marches.

     Le président du jury lissa sa cravate et arma son sourire avant de déclarer :

-Cher Marc Parly, je suis très honoré de vous remettre ce grand prix qui, dans la famille du cinéma, est le plus important. Vous qui, à travers de nombreux rôles, avez su incarner…

     Soudain, Marc lui arracha le micro des mains.  Il ôta ses lunettes. Ses yeux n’étaient plus que deux poches rougies par l’alcool,  des poches vides.

-Trêve de blabla  ! Merci pour ce prix mais… Je tiens à vous dire, bafouilla-t-il avec l’index tremblotant, que je dois partager ce prix avec quelqu’un.

Un applaudissement l’interrompit.

-Je vous vois venir, reprit-il avec un sourire cynique. Non, ce prix… je ne le partagerai pas avec quelqu’un du milieu… Un milieu de dents longues comme moi et de cireurs de pompes comme vous tous, là, en ce moment…D’ailleurs, j’ai plus besoin de m’acheter de cirage. Regardez comme elles brillent.

     Agrippé à l’épaule de la femme du maire qui grimaça un sourire gêné, il souleva son pied. 

     Un silence s’était abattu sur  la salle, même les serveurs et cuisiniers avaient cessé leurs activités pour écouter les délires éthyliques de Marc Parly. C’est fastoche de cracher dans la soupe quand on la boit à la louche !  pesta le jeune commis qui aurait tué tout son arbre généalogique pour être à  la place de la star.

     Le président du jury tenta de reprendre le micro.

-Mon cher Marc, je… Vous avez un sacré sens de l’humour qui….

-Garde ton cher dans ta poche, mon cher… Et je n’ai plus d’humour, mais  que de la haine contre des cons de ton genre.  Je… Je tiens à remercier quelqu’un que personne ici ne connaît. Quelqu’un à qui je dois tout, quelqu’un qui a été le paillasson de ma gloire…Et ouais, j’en vois qui rit en se disant que je suis bourré mais c’est la vérité… Ma carrière s’est construite sur ses ruines.

***

     Souriante, je traversai rapidement la ville dans ma vieille R5. Une dizaine de minutes avant la remise du prix, j’avais quitté la salle de banquet. Sur la nationale bordée de platanes, j’entrouvris la fenêtre et jetai la petite bouteille. Un poison très efficace n’agissant que 12 heures après absorption.

     Seul le 5 mars 75 manquera dans les nécros officielles de Marc Parly : pseudo de Philippe Leroux.

     Je roulais vite, pressée de réchauffer mes beaux restes avec le commis.

 

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