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21/11/2013

Cent ans de solitude....

C’est chez un bouquiniste du marché Vernaison, aux puces, que j'ai trouvé, non sans mal, L'illustration de 1917 au complet. Un pavé de l'année entière, relié en deux volumes de cinq kilos chacun. J'ai feuilleté avant de l'acheter pour savoir si tous les folios étaient présents. Rien n'est plus stupide qu'un livre auquel il manque des pages. Juin, juillet, 14, 21, 28.
-Oui, ça y est !
J'aurais presque hurlé de joie. Je venais de découvrir le plan de l’île au trésor, le manuscrit de la mer morte, le secret de notre existence. Ce que j’avais compris par intuition était révélé là, noir sur blanc. Je savais qu’il me conduirait, là où je voulais aller. Plus de dix ans que je grattais dans les sédimentations de l’histoire familiale. Bien que j’en ignorais l’existence avant de rencontrer Tantine je sentais que le nœud Gordien était là. À peine imaginable un tel moment. J'ai failli sauter au cou du bouquiniste, qui me regardait comme si j'étais sérieusement atteint. Je lui ai ouvert les pages sous le nez...
-Regardez, c'est mon grand-père !
Je lui ai donné un cours d'histoire. Ce tout petit bonhomme avec des grosses moustaches et une rangée de médailles était un héros national. Je le savais, depuis que la mère me l'avait dit, mais je n'en avais jamais eu la preuve. Trop petit, et pas assez gaillard. Il s'était engagé contre l'avis de réforme. Ils n'ont pas pu faire autrement que de l'incorporer. Il leur aurait démonté le bureau de recrutement. Venu de lui-même, sur son cheval, pour demander à participer à la grande boucherie. Les Boches n'avaient qu'à bien se tenir. La fleur au fusil, il allait leur faire passer l'envie d'essuyer leurs bottes sur les tendres pelouses hexagonales. Il en était revenu, plus vraiment le même. Probablement avec le regard halluciné des survivants, comme le montrent les documentaires de l'époque.
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Il avait collectionné la bimbeloterie pour sa témérité, son mépris du danger, sa férocité au combat. « Volontaire pour toutes les missions dangereuses. Terrasse trois soldats ennemis pour délivrer son officier prisonnier. Blessé au front, sommairement soigné, refuse d'être évacué à l'arrière, continue à lancer ses grenades dans les tranchées ennemies », mais les commentaires du journal n’avaient pas recopié toute la littérature du livret militaire. Elle s'étale sur deux pages. Le général manchot, Gouraud en personne, lui remettait la Légion d'honneur. On aurait dû la lui avoir remis depuis longtemps, s'il avait tout de suite accepté de passer au grade de sergent. Simple caporal-chef, il n'avait pas besoin de payer sa gamelle. Devenir sergent l'obligeait à débourser pour se nourrir. Avec son sacré bon sens paysan, il disait:
-Je veux bien aller à l'abattoir, mais pas amener ma ration de foin !
Aussi, lui a-t-on accordé une dérogation. Il n'aurait pas à payer sa gamelle, s'il acceptait le grade de sergent. Tenir tête aux galonnés, à une époque où on finissait plus rapidement au peloton qu'en croisière, relève soit de l'inconscience, soit du caractère.
Sur la photo, il sert la louche gauche de Gouraud. Un drôle de lascar le général. Parfois, dans quelques archives cinématographiques, on voit la silhouette claudicante de l'homme aux feuilles de chêne. Inaugurant une réalisation coloniale ou promettant lors d'un des ses voyages que la France n'abandonnera pas la population locale au massacre programmé par le dictateur en place. L'histoire leur a cruellement prouvé le contraire. Mais, je suis pas en train de faire une biographie du manchot, seule l'histoire demeurée silencieuse du petit sergent sur la photo, m'intéresse. Parce qu’elle me concerne en premier chef malgré tant d’années. Maintenant je comprenais mieux, la Mère et toute la famille. Un gène méchamment furieux nous a atteints au plus profond.
En temps que petit-fils de légionnaire, au lieu d'aller frotter mon cul sur les bancs de l'Assistance publique, j'aurais eu droit aux « Enfants de troupes ». Quoique, à bien y réfléchir, avec le recul et mon manque d'entrain pour la chose martiale, je m'en suis sorti bien mieux en ayant fréquenté les pouilleux, qu'en ayant subi le devoir militaire. Ce n'est guère compatible avec l'esprit artistique.
A cause du tirage entre lui et la Mère je n'avais jamais vu cet homme. Elle avait toujours prétendu que ce n'était qu'un salop, qui avait chassé le père de son premier enfant à coups de fourche. Comme la Mère affirmait que mon géniteur n’était qu’un fou, j'ai donc relativisé. Je n'ai jamais eu par qui que ce soit, confirmation de son diagnostic. Ce que j'ai connu du Père n'a pas corroboré ses dires. Mais pas question de démordre de son idée.
Le grand-père n'était pas revenu intact, ni physiquement, ni moralement de ce foutoir. Blessé par trois fois, comme cela est précisé sur son livret. Se jetant dans tous les coups durs, il n'a pas loupé une bataille. En dehors de celle du journal, j'ai vu d'autres photos de lui que Tantine m’a montrées. Petit et bedonnant, les reins entourés d'une ceinture de flanelle il portait des moustaches blanches. L’oignon en or au gousset, il l’avait gagné pour avoir sauvé la vie à son capitaine blessé, qu’il a ramené sur son dos depuis les lignes ennemis après avoir tué trois allemands.

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Rien ne pouvait le détourner de sa haine viscérale des Boches. Il suffisait de prononcer le mot, pour le voir changer de couleur. Quand l'adrénaline lâchait son jus, il enfilait la baïonnette et montait à l'assaut.
Lors de la Seconde Guerre, malheureusement trop âgé pour y retourner, il a stocké des armes dans sa cave et instruit la Résistance à leur maniement. Il a aussi renié le maréchal qu'il admirait tant, l’accusant d’avoir vendu le pays à l’ennemi. Selon lui il fallait se battre jusqu’au dernier vivant, et c’est parce qu’on manquait de couilles que les boches avaient gagné.
Tout le temps qu’a duré le conflit, il a brisé de rage les œufs de ses poules pour en empêcher leur réquisition. Il haïssait tant ces fumiers de Boches, que sa fille a failli en crever de trop leur ressembler. Blonde au yeux bleus, elle ressemblait trop à une saleté de Boche. Il pensait bien sérieusement que sa femme, c'est sûr, l'avait trompé en son absence. Malheureusement, il n'avait pas réussi à s'en débarrasser. De lui, elle avait l'instinct de survie. Malgré son empressement à la faire dormir dans le lit de sa jeune sœur phtisique, elle n'a pas attrapé la tuberculose, et a survécu à tous les mauvais traitements. Mais, elle a bien transmis les plans de sa déroute à son petit monde. Lequel, a repassé l'héritage à la génération suivante. Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme. D'une génération à l'autre, le même schéma s'était reproduit et continuait ses ravages, provoquant son lot de misère affective. La quatrième génération issue de ce chaos, pérennise les mêmes séquelles. Rien que du très joyeux.
Et si l'histoire officielle recense le nombre de disparus, de maisons détruites, de macchabées, d'obus tirés, de tonnes de bombes, de litres d'essence. Toute l'industrie de la guerre est comptabilisée et cela tient sur des registres rangés en bon ordre quelque part dans des kilomètres de rayons d'archives. N'en doutons pas, les comptes sont bien tenus. On n’a jamais considéré les dégâts invisibles qui rongent les survivants et le taux de mortalité par suicide des anciens soldats n'intéressait personne jusqu’au retour de ceux de la guerre du Vietnam.
S’ils reviennent avec l'honneur de porter des médailles, ils sont anéantis par une maladie sur laquelle on a mis un nom, seulement après la défaite des yankee dans les rizières. Des spécialistes illuminés se sont penchés sur la question. Ils ont appelé ça le syndrome post-traumatique.
Mais, face à tous les progrès que nos bonnes guerres nous font franchir, les crises de paranoïa, le délire verbal, les bourdonnements d'oreilles, l'érotomanie, l’alcool et les violences familiales ne sont rien. Tout ça existe à l'état naturel, de façon endémique vous dira n’importe quel spécialiste nucléaire hexagonal au service des usines électriques. C’est aussi sûr que les radiations de Tchernobyl ont contournées les frontières. C'est pas une petite guerre de rien du tout, qui nous amène tant et tant de choses positives, qui peut être responsable de tout ça. Quant au délire verbal et à la paranoïa, ils nous ont donné de sacrées bonnes pages de littérature. En attendant, ça fait bien trois générations qu’on se refile le paquet cadeau pour s’empêcher de vivre.
À son retour de 14-18, le grand père a été le seigneur sur ses terres. Tout le monde voulait recevoir le héros à sa table. Être l'ami de l'homme qui avait défrayé la chronique nationale. Lui voulait vivre, vite et bien, après tous ces temps durs. L’aïeul aimait trousser le jupon et ne s'en privait point. Au grand soulagement de sa femme qui échappait à la corvée. Elle se plaignait qu'il n'en avait jamais assez. Au dire de la Mère, le grand père leur a mené la vie dure. Et je ne demande qu’à la croire après avoir lu sur le sujet, je n’ai pas de mal à imaginer.

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Voyage au bout de la nuit, de CÉLINE, par... par rikiai

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Commentaires

Merci papi !

Écrit par : thoams | 05/12/2013

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